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l‘hippodrome (2/2)
Je dégustai mon petit-déjeuner et mon café dehors, dans l’impasse désertée, sous les rayons impérissables du soleil que l’on trouve là-bas à Marseille. Ma tante, mon cousin et sa femme étaient tous partis travailler ; les deux fillettes avaient été déposées au centre de loisirs pour la journée ; et je demeurais seul dans l’hippodrome.
J’avais encore trois tournois à jouer : un premier ce soir, un deuxième dans deux jours, et un dernier le jour d’après. Trois occasions, donc, de trouver un nouveau souffle, pour m’extirper de la pression qui de plus en plus me comprimait : la question de ce qui m’attendait si aucune performance ne récompensait mes efforts ces prochains jours se posait dans mon esprit plus fermement après chaque tournoi ; mais parallèlement la réponse à ces interrogations ne gagnait jamais en netteté.
Pour l’instant il suffisait que je continue à courir, donc je continuais. L’étude du livre de Jonathan Little m’occupa encore une journée, jusqu’à ce qu’un à un, ma tante et les autres ne rentrent du travail ou du centre de loisirs.
Discutant avec mon cousin avant rejoindre le casino de Bandol, il m’expliqua qu’il avait un ami qui gagnait sa vie au poker depuis quelques années maintenant ; ce dernier était parti habiter en Thaïlande, pour multiplier son pouvoir d’achat entre autres. J’en fus rappelé que c’était là mon objectif aussi, qui sommeillait en arrière-plan de mes desseins immédiats : gagner assez, pour gagner des sous dont je peux me passer, certes — mais profiter de ce sous pour m’en aller, et partir à la recherche d’un asile aux facettes multiples: secret et calme dans certains de ses recoins, et excité et chaotique dans son noyau ; au climat moins continental, au coût de la vie moins contraignant ; et aux tables de poker toujours bien fréquentées tout de même.
Un an est passé depuis que je formulai ce plan dans mon esprit ; et en regardant mon avancement depuis, il semblerait que tout ce temps n’ait rien produit qui s’apparente à une quelconque évolution dans mes circonstances. Rien ne s’est passé qui fut déterminant — au point qu’avec le recul j’en vienne à me demander si les nuages au-dessus de ma ville sillonnaient vraiment le ciel, où si comme moi ils demeuraient figés, malgré le vent qui souffle, le temps qui passe. Je ne me souvins pas les avoir vu bouger, mais peut-être que simplement je ne les observais pas avec assez d’intérêt.
Ici, les nuages étaient plus clairsemés, et levant la tête après chaque tournoi, je notais leurs déplacements — et alors que je m’apprêtais à jouer à nouveau ce soir, j’espérais que j’allais pouvoir les suivre, et que le vent ne s’arrêterait pas de souffler trop vite.
♠ ♦ ♣ ♥
4ème tournoi : 150€ au casino de Bandol
Bien que d’ordinaire, les premiers niveaux étaient de ceux qui m’avantageaient le plus, ce ne fut point le cas ce soir. À plusieurs reprises, je fis grossir des pots préflop, avec des mains fortes ou très-fortes, comme A-K ou K-K ; et à chacune de ces occasions les flops qui tombaient ne me furent en rien avantageux, que ce soit à cause d’un as au flop les deux fois où je tenais les rois, ou bien des boards aux cartes petites ou moyennes quand j’avais agressé avec A-K — avec des adversaires qui marquaient systématiquement leur affection pour ces boards que je maudissais.
Ce tournoi nous imposait une structure particulièrement rapide, et en une heure de jeu, malgré les quelques coups ratés que je viens de détailler, mon stack gardait pour lui une trentaine de blindes et n’avait pas à rougir relativement à la moyenne du tournoi.
On joua une bataille de blindes avec mon voisin de droite, dont le tapis était plus gros que le mien ; c’était un joueur âgé et sérieux, jouant des ranges moins conservatrices que ses pairs, et mettant un accent plus prononcé sur les reads qu’il pouvait dégager de ses rencontres plutôt que sur ses seules cartes.
Il relança à trois blindes, et j’ouvris
K ♦ 7 ♣.
Cette main étant bien entendu mauvaise à jouer, en position ou non, mais je ne me résignai pour autant pas à folder tout de suite. Avec K-9o ou K-8o j’aurais pu élire de payer ; avec K-5o et d’autres rois moins bien fournis, j’aurais couché ma main automatiquement : K-7o, cependant, se tenait à la frontière entre ces deux options, et par conséquent représentait à mes yeux un excellent candidat pour 3-bet light. Face à ce joueur réflexif, qui m’avait surtout vu jouer des mains fortes, je décidai qu’il fallait que je défende ma blinde maintenant avec fermeté pour ne pas le laisser prendre trop d’aises ; donc je relançai pour un peu mieux que neuf blindes. Il paya et nous vîmes le flop
J ♣ 5 ♥ 6 ♠.
Il checka et une mise de continuation me sembla naturelle : j’avais des backdoors grâce au 7, une overcard, et la possibilité de continuer à bluffer sur un bon nombre de turns. Je misai 35% du pot et fus payé. La turn tomba :
(J ♣ 5 ♥ 6 ♠) – K ♣.
Il me laissa la parole. Le pot était déjà un peu plus gros que le restant de mon stack, que mon adversaire couvrait largement — bien-heureusement cette turn m’évita l’embarras d’un bluff maladroit, et je pouvais maintenant miser en value. All-in, j’espérais me faire payer par un valet qu’on n’abandonnerait que difficilement aussi vite — et je fus payé par J ♠ K ♥, une double paire contre laquelle je ne jouais aucune carte, et qui m’élimina de ce tournoi. Je me levai pendant que la table faisait le bilan de la main que l’on venait de jouer, et malgré ma déception je fus réconforté quand, en partant, j’entendis mon adversaire déclarer aux autres joueurs que j’avais, malgré le résultat, bien joué la main — même si je continuais d’en douter.
Un tournoi compliqué s’il en fût, me soufflais-je. Certains ont le luxe de gagner des tournois en jouant d’étranges décisions tout du long ; et j’essayais de trouver une justice que je savais absente en me demandant pourquoi un seul play que je remettais en question me coûtait mon tournoi. Il ne suffit pas d’avoir un bon niveau, ou même d’avoir de la chance : le poker récompense les joueurs qui prennent les mauvaises décisions, mais au bon moment ; ceux qui ambitionnent d’éviter ces mauvaises décisions sont condamnés à attendre leur tour dans ces tournois si asphyxiants de par leur structure. Que les cartes me laissent respirer, qu’elles me fassent du bouche-à-bouche même, et qu’elles me redonnent vie enfin, était-ce là trop demander ?
5ème tournoi : 150€ au Pasino d’Aix-en-Provence
Je réunis mes forces pour le tournoi qui suivit, deux jours plus tard. De retour à Aix-en-Provence, je retrouvai un field plus soft qu’à Bandol. Cette fois-ci les premiers niveaux me permirent de m’établir en force dominante sur la table, très actif face à des joueurs passifs et des calling stations, en touchant des jeux aux bons moments et en faisant preuve de résilience dans les moins bons.
Pour l’une de ces belles mains, j’ouvris
A ♣ Q ♥
En grosse blinde après une volée de limpers, et décidai de squeeze pour une petite dizaine de blindes ; je fus payé trois fois.
Le flop vint :
J ♥ 10 ♦ 6 ♠.
Je checkai car je sentais inévitable des calls derrière moi ; les autres joueurs checkèrent jusqu’au bouton, qui misa chétivement un petit tiers du pot. J’étais le premier à parler ensuite, et je décidai de relancer avec ma gutshot vers les nuts et mes deux overcards : je représentais ainsi bien plus de force qu’avec un simple c-bet, et les joueurs plus ou moins armés pouvaient ensuite coucher sans état d’âme. L’opération fut un franc succès et le pot me revint aussitôt.
Les beaux coups se succédèrent un temps, et mon tapis s’en trouva gâté ; puis vint un coup contre l’un des pires joueurs de la table, que j’avais vu chasser des tirages pour des sommes déraisonnables, et dont la stratégie, si tenté qu’il en eût une, aurait davantage été adaptée à une partie de bingo. J’ouvris, UTG,
10 ♠ 10 ♣
et relançai ; le joueur en question, au cutoff, paya, ainsi que le joueur en grosse blinde, qui checka dans le noir. C’était à moi de parler quand nous vîmes le flop
7 ♣ 5 ♥ 2 ♠,
et je misai 55% du pot environ. Le cutoff me paya rapidement ; la grosse blinde coucha.
(7 ♣ 5 ♥ 2 ♠) – 9 ♥
à la turn, voyant qu’il ne restait au joueur à ma droite qu’un stack de la hauteur du pot, je décidai de le mettre tout de suite à tapis, sans douter qu’il me paierait s’il avait un tirage ou une paire. Bien que je le percevais très-mécontent, il paya ; il dévoila 6 ♠ 7 ♠, et nous attendîmes la rivière ensemble :
(7 ♣ 5 ♥ 2 ♠ – 9 ♥) – 8 ♦.
Il paya perdant, prit une mauvaise décision, cependant il la prit au bon moment pour toucher cette quinte inattendue ; et il arracha à mon stack une bonne vingtaine de blindes ainsi.
Ce n’était là rien de trop dramatique — la course ne faisait que commencer, mon trot était endurant et je sentais ma course raffinée et précise. J’allais continuer à viser les bonnes décisions, dans les bons et les mauvais moments, sans me retourner ; c’était la seule manière de ne rien regretter.
Néanmoins il fallut que les bons moments se fassent rares à la suite de ce coup, et mon tapis n’eut d’autre choix que de stagner pendant deux niveaux entiers.
Vint un coup où j’ouvris, en small blinde,
Q ♣ Q ♠.
Le bouton, un joueur belge au niveau passable qui me couvrait, relança après que tout le monde se soit couché, et naturellement je 3-bettai — il paya, pour voir le flop
10 ♥ 5 ♣ 2 ♥.
Avec un stack de vingt-cinq blindes, dans un pot qui en faisait seize, je misai six blindes, conscient que mon adversaire avait manqué ce flop une bonne partie du temps, et l’invitant à payer une fois pour tenter sa chance contre mon overpair ; cependant ce dernier choisit plutôt de relancer, me forçant à jouer mon tapis dès le flop si je voulais voir la fin de ce coup. En value, trop peu de combinaisons composaient sa range pour que j’en sois apeuré : les brelans de 10, de 3 et de 2 étaient tout ce qu’on lui trouvait ; quant aux bluffs, on lui trouvait tous les tirages couleurs, et possiblement quelques tirages quinte comme A ♣ 4 ♣ ou A ♣ 3 ♣. J’avais donc un call facile ; et en effet je me trouvai contre A ♥ 9 ♥. Le croupier nous servit les dernières cartes :
(10 ♥ 5 ♣ 2 ♥) – 8 ♥ – Q ♥.
Une belle flush qui vannait mon brelan inespéré me sortit de la course ; et une fois de plus le hasard m’exprima que mon heure n’était pas encore venue.
Un tournoi de plus duquel j’étais expulsé, pendant que les nuages persistaient à travers le ciel obscur, poussés par le vent qui ne voulait pas m’amener avec lui, emportés par le temps qui me laissait sur place.
J’expliquai à Peacemaker mes déboires, cachant au mieux mon écœurement pendant que sa confiance en mes compétences ne vacillait point. Malgré tout, je me rendais compte du seul tournoi qu’il me restait à jouer, et réalisai donc, après cinq tournois infructueux, la fébrile probabilité à laquelle je m’accrochais pour espérer m’extraire de mes retranchements financiers. Après l’optimisme maladif qui m’avait amené à Marseille pour me présenter devant tant d’opportunités, la désillusion me gagnait désormais.
Je m’avouai tout de même : c’est le sort de tout être vivant d’être dépendant du hasard pour mener sa vie : elle est ainsi faite. La vie et le hasard sont deux choses distinctes autant qu’elles n’en sont qu’une seule, tant des vies furent accomplies comme d’autres furent détruites par lui ; et je trouvai ma place dans ce nœud en comprenant que sans retenue je m’étais cramponné à lui pour mener la mienne. C’était cette particularité qui transformait les quelques tours de poisse, qui sans me prévenir, venaient annuler des heures de jeu, en malédictions qui tentaient de m’enterrer pour un peu plus de temps ; c’était cette particularité qui rendait de plus en plus révoltant le fait que la patience, l’effort des bonnes décisions dans les spots je m’ingéniais à provoquer, pour effectivement diminuer la part de hasard, n’étaient que rarement récompensés ; c’était cette particularité qui me faisait réaliser que si enfin je voulais améliorer ma condition, j’allais avoir besoin que le hasard me sourisse — j’allais avoir besoin de chance.
6ème tournoi : 200€ au Pasino d’Aix-en-Provence
Le tournoi de ce jour, le dernier de mon aventure, nous offrait une structure plus accommodante que d’ordinaire, avec des niveaux de quarante minutes, et des tapis de départ plus profonds.
Je trouvai une table relativement passive à nouveau ; des joueurs serrés en moyenne, à l’exception de celui directement à ma droite, plus jeune, habillé en tenue de guérilla, avec une barbe mal rasée et une casquette. Rapidement, j’allais avoir le plaisir d’exécuter, contre lui et un autre joueur, le bluff le plus efficace de ma semi-carrière.
Ce jeune joueur relança, depuis sa position d’UTG ; j’ouvris, UTG+1,
A ♣ 10 ♥
et, pour mon premier coup joué dans ce tournoi qui avait débuté depuis moins de dix minutes, je 3-bettai en bluff avec cette main comme je l’aurais fait avec A-Jo ou des petits as suités entre autres. Un joueur, au bouton, âgé et à priori serré et passif, paya ; le relanceur original aussi. Le flop :
Q ♥ J ♦ 7 ♠.
On me laissa la parole, et je misai une fois, un demi-pot. Le joueur au bouton se coucha, et celui UTG décida de call. Nos stacks étaient profonds ; le pot avait déjà grossi ; et la turn, insignifiante, tomba :
(Q ♥ J ♦ 7 ♠) – 5 ♣.
Mon adversaire checka, et je choisis de miser encore car c’était la manière la plus sûre pour moi d’espérer remporter le pot, profitant de mon avantage de range qui m’offrait tous les brelans et overpairs quand mon adversaire ne pouvait avoir au mieux qu’une dame, au pire deux paires ou un brelan.
Il réfléchit ; et que j’aime voir les bons joueurs réfléchir ! Cela m’indique que je fais bien mon travail. Finalement il se résigna : «j’ai hésité préflop, j’ai hésité au flop, maintenant il faudrait que je lâche ? Et ainsi je lâche…» En couchant, il afficha sa main : A-Q dépareillé. Je n’en attendais pas tant : si une main devait payer, c’était bien celle-ci — jusqu’à ce que le joueur au bouton n’intervienne à son tour : «En effet, normal ! J’ai moi-même couché les rois…» Éberlués, On lui demanda tous les deux en même temps d’élaborer : «Eh bien… Quand il 3-bet, et que j’ouvre les rois, je me dis qu’il a, ou bien les as, ou bien les dames ! Et avec une dame au flop, il a donc, ou bien les as qui me battent, ou bien un brelan de dames qui me bat ! Donc je couche, oui !» Trop déstabilisé pour montrer mon jeu avant de le rendre au croupier, la table, pour le restant du tournoi, demeura convaincue que je tenais les as — et c’était convenable ainsi.
Je pus jouer détendu ici, où l’on ne mettait que très peu de pression sur les mains marginales que je voulais amener aux showdowns, et qui assez souvent gagnaient contre les tirages ratés ou les dernières paires ; malgré tout je perdis un ou deux gros coups en chassant des cartes face à des mises qui m’offraient de grandes côtes implicites.
Le joueur à ma droite devait davantage combattre pour remporter le moindre pot : le sort ne le gâtait point, et vint un coup où, doté d’un tapis d’une trentaine de blindes, il relança depuis le hijack. Au cutoff, j’ouvris
A ♠ 4 ♠
et de nouveau je le 3-bettai. Cette fois-ci il fut le seul à payer pour voir le flop :
K ♠ K ♥ 2 ♠.
Il checka, et je misai pour l’obliger à renier son équité s’il ne détenait pas un roi ; puis il décida de relancer tout de suite. Je payai avec mon tirage, soucieux de connaître l’éventail de mains qui me relançait ici : quels rois pouvait-il relancer, si j’avais le droit d’avoir A-K ? A-K et 2-2 étaient-elles les deux seules mains qui auraient relancé en value, ou se le serait-il permis avec K-Q, K-J ? La turn tomba, mais avant même qu’on eût le temps de la distinguer, mon adversaire avança le reste de son tapis au milieu.
(K ♠ K ♥ 2 ♠) – 7 ♣.
J’avais maintenant des côtes à calculer : plus qu’une carte à venir, tandis que neuf cartes du paquet pouvaient me donner ma couleur. Cela me donnait une quinzaine de pourcents d’équité face à un roi quelconque ; et le tapis de mon adversaire accumulait près de trois quarts du pot — les calculs précis étaient dispensables : je n’avais clairement pas la côte pour chasser mon pique face à la range de value qu’on trouvait en face. Si l’on ajoutait les bluffs que je dominais, cependant, l’équation prenait la forme d’un tout autre monstre : les seuls tirages possibles étant les piques, dont je détenais moi-même l’as, il me fallait décompter les combinaisons restantes si je voulais avoir une idée exacte de mon équité totale.
Le calcul mental étant quelque peu demandant, je décidai plutôt d’observer mon adversaire, impassible sous sa casquette. Je ne réussissais guère à dégager quelconque renseignements ; et je me souvins de son hero fold avec A-Q tout à l’heure : il ne m’avait finalement pas pris pour un bluffeur ; était-ce là un effet miroir où il m’imputait ses propres tendances, me suggérant ainsi que lui-même n’était pas un grand bluffeur ? Ou bien étant donné qu’il ne me prenait pas pour un bluffeur, il me voyait serré et intimidable face à une forte agression ?
Les questions s’enchevêtraient et montèrent à ma tête jusqu’à la faire tourner sur elle-même ; finalement je me rendis à l’évidence : il jouait sa vie de tournoi, et ce coup, relativement à la taille de mon stack, n’aurait pas eu d’impact important si je l’abandonnais maintenant. Je couchai, déclarant naïvement «J’espère juste que tu n’attendais pas un pique…» Son expression, quand mes cartes atteignirent le muck, me fit tout de suite comprendre la vérité : et aussitôt il montra Q ♠ J ♠.
Épiphanie ! Au moment-même où il me montra sa main, je réalisai que j’avais eu la clé de l’équation sous mes yeux, qui m’aurait permis de payer avec mon hauteur as confortablement, certain d’être devant — cette clé, je vous l’ai présentée aussi dans ma description de ce coup : je salue ceux qui savaient avant moi que mon adversaire était en bluff, et invite les autres à relire le court passage relatant cette main pour essayer de la trouver…
La réponse se tient dans l’action suivante, qu’il exécuta à la turn : quand il misa sans attendre de voir la carte qui tombait : il indiqua à qui voulait bien le voir qu’il ne redoutait aucun pique. Un brelan de rois ne se serait sûrement pas précipité de la sorte en sachant qu’une mauvaise carte puisse tomber et rendre notre jeu obsolète — et ainsi il était déductible que c’était une mise effectuée en semi-bluff. Ah ! cruel pour certains, clément pour d’autres, le hasard et ses caprices indicibles ! Si un pique était tombé, les choses auraient été bien différentes…
Malgré toute mon affection pour cette table passive et ce joueur à ma droite contre lequel j’aimais rivaliser, le floor finit par me désigner pour me changer de table. Là où j’arrivai, l’ambiance était tout autre : préflop, on relançait, 3-bettait à foison ; les pots étaient plus gros ; et deux tapis énormes régnaient sur le reste de la table.
Les niveaux s’écoulaient, et pour la dernière main avant la pause, qui concluait deux heures de jeu, j’ouvris UTG
A ♥ K ♣,
relançai naturellement, et fus 3-betté par le joueur au bouton, que je vous présenterai d’abord simplement comme un profil atypique, à la logique dans son jeu qu’il me restait à élucider. Âgé d’une quarantaine d’années, on lui distinguait un léger strabisme ; il était habillé sans soin d’un polo mal repassé, avec une casquette aplatie sur la tête, et se tenait exagérément droit sur sa chaise reculée de quelques pieds par rapport à la table, avec une expression qui semblait toujours désemparée. De la demi-heure que j’avais joué ici, je ne lui attribuai aucun style de jeu typique ; et donc je fus tiré dans ce coup pour tenter de le découvrir.
On eut droit à un quasi-baby board
5 ♣ 8 ♠ 2 ♥
et mon adversaire, après que je checke, misa relativement petit. Tout de suite sa posture, en arrière de presque un mètre, et son regard, dont le caractère perdu était accentué par le strabisme, me déboussola quelque peu ; mais je devais payer au moins une fois avec mon hauteur as-roi qui battait tous ses bluffs possibles.
(5 ♣ 8 ♠ 2 ♥) – 9 ♣.
La turn ne changea pas grand-chose à mes yeux : je n’imaginais pas mon adversaire jouer des ranges GTO, 3-bettant avec des K-9s, bien que des A-9s ne fussent pas hors de toute question. Je battais toujours A-Q, A-J, d’autres as et des bons rois, qui constituaient pour moi la majeure partie de sa range ; donc quand il misa, petit à nouveau, je callai.
(5 ♣ 8 ♠ 2 ♥ – 9 ♣) – 4 ♠.
Encore une carte qui ne changea rien : A-3, éventuellement aurait touché quinte ; A-4 et A-5, quant à elles, ne sont pas des mains qui miseraient ici à moins d’être tournées en bluff — une possibilité relativement improbable, me persuadai-je. Et une troisième fois, avec la même expression égarée, mon adversaire misa, demi-pot. Il semblait jouer sans connaissance aucune des conséquences de ses actions ! Comme s’il tentait des choses, se demandant ce qui allait en découler ; et je voulais voir de quelles sources ces choses découlaient, donc une dernière fois je payai avec ma hauteur, qui battait encore ses bluffs. Je découvris que mon adversaire m’avait 3-bet light avec
6 ♦ 8 ♦.
À froid, je peux concéder que c’était une main parfaitement raisonnable à 3-bet depuis le bouton ; et qui eut la chance de toucher une paire correcte contre mes deux belles cartes. À chaud, je n’acceptai que durement le fait de m’être fait déjouer par un joueur aussi particulier, à la posture étrange et au jeu doutant mais finalement peu douteux, mais que simplement je n’arrivais pas à comprendre.
Celle-ci avait été la dernière main avant la pause, qui me laissa durant quinze minutes tenter de reprendre mes esprits. Le coup n’avait pas été si gros grâce aux petites mises auxquelles mon adversaire se cantonnait ; mon stack était toujours pourvu d’une quarantaine de blindes, franchement suffisantes pour faire long feu ; mais à cause d’un orgueil mal placé, d’un ego que j’essayais tant bien que mal d’effacer, je restais troublé par ce joueur d’apparence complètement désorganisé, et le sentiment de m’être fait outplayed honteusement ne me quitta point.
La pause prit fin, et pour la première main qui suivit je me trouvai en grosse blinde. Le même joueur que tout à l’heure relança depuis le cutoff, et j’ouvris
A ♦ Q ♠.
Je 3-bettai avec confiance grâce à ma belle main ; et le joueur en face, les sourcils haussés comme cherchant son chemin, relança à tapis. Je ne pris pas le temps de réfléchir ; seulement un jeton pour l’envoyer vite au centre et prendre ma revanche. Il dévoila son jeu, Q ♣ Q ♦, et je dévoilai le mien, me rendant compte de ma gaffe : quarante blindes envoyées au milieu, avec seulement une trentaine de pourcents de chances de continuer à jouer ce soir.
J’espérais ; et je priais pour que ce mauvais play fût effectué au bon moment ; pour que le hasard, qui négligeait les bonnes décisions que nourrissaient mes ambitions, choisisse de récompenser celle impure et corrompue par des émotions vaines, en me faisant don d’un as quelque part sur le board ; j’attendais… puis il fallut que je me lève — il n’y avait plus rien à attendre, et j’avais perdu le coup.
♠ ♦ ♣ ♥
La semaine que j’avais passée à courir avec la meilleure forme que je pouvais, je la terminai en trébuchant ; je trouvai seul la sortie du champ de courses en boitant, et enfin je quittai l’hippodrome, bientôt abattu.
Le mistral continuait à souffler le long du Rhône, mais je le défiai pour remonter là où il ne soufflait plus ; dans ma ville où même les nuages n’avancent pas.
Sans les sous pour jouer, j’allais devoir m’accommoder à un quotidien que j’avais tenté d’abandonner, bien qu’il représente celui du commun des mortels qui préfère prendre sa vie entre ses mains plutôt que la laisser entre celles du hasard. Des CV à imprimer, donc, que j’allais devoir remettre à des recruteurs — placés par le hasard — dans les boîtes où j’allais postuler ; des missions intérim, qui me reviendraient, ou non, selon des critères et des appréciations que je ne contrôle pas.
Tout pour en effet diminuer l’emprunte du hasard sur ma vie ; quelques mois de sacrifice pour des revenus sûrs et constants ne pourront pas s’avérer plus désavantageux pour moi que les quelques derniers mois l’ont été — en attendant, il doit tout de même rester de ma bankroll quelques sous pour des tickets de loto ici et là, au cas où le hasard, toujours lui, ne change d’avis quant à ma candidature dans ses entreprises…

C’est vraiment bien écrit, tu as une belle plume !
On ne peut pas dire que les dieux du Poker soient avec toi, il y a quelques méchants Bad beat…
J’espère que ces déconvenues ne marquent pas la fin définitive de ton aventure de semi-pro, et que tu pourras rapidement rebondir !
Bon courage, l’ami !
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