8 – L’Hippodrome (2/2)

8

l‘hippodrome (2/2)

Je dégustai mon petit-déjeuner et mon café dehors, dans l’impasse désertée, sous les rayons impérissables du soleil que l’on trouve là-bas à Marseille. Ma tante, mon cousin et sa femme étaient tous partis travailler ; les deux fillettes avaient été déposées au centre de loisirs pour la journée ; et je demeurais seul dans l’hippodrome.

J’avais encore trois tournois à jouer : un premier ce soir, un deuxième dans deux jours, et un dernier le jour d’après. Trois occasions, donc, de trouver un nouveau souffle, pour m’extirper de la pression qui de plus en plus me comprimait : la question de ce qui m’attendait si aucune performance ne récompensait mes efforts ces prochains jours se posait dans mon esprit plus fermement après chaque tournoi ; mais parallèlement la réponse à ces interrogations ne gagnait jamais en netteté.

Pour l’instant il suffisait que je continue à courir, donc je continuais. L’étude du livre de Jonathan Little m’occupa encore une journée, jusqu’à ce qu’un à un, ma tante et les autres ne rentrent du travail ou du centre de loisirs.

Discutant avec mon cousin avant rejoindre le casino de Bandol, il m’expliqua qu’il avait un ami qui gagnait sa vie au poker depuis quelques années maintenant ; ce dernier était parti habiter en Thaïlande, pour multiplier son pouvoir d’achat entre autres. J’en fus rappelé que c’était là mon objectif aussi, qui sommeillait en arrière-plan de mes desseins immédiats : gagner assez, pour gagner des sous dont je peux me passer, certes — mais profiter de ce sous pour m’en aller, et partir à la recherche d’un asile aux facettes multiples: secret et calme dans certains de ses recoins, et excité et chaotique dans son noyau ; au climat moins continental, au coût de la vie moins contraignant ; et aux tables de poker toujours bien fréquentées tout de même.

Un an est passé depuis que je formulai ce plan dans mon esprit ; et en regardant mon avancement depuis, il semblerait que tout ce temps n’ait rien produit qui s’apparente à une quelconque évolution dans mes circonstances. Rien ne s’est passé qui fut déterminant — au point qu’avec le recul j’en vienne à me demander si les nuages au-dessus de ma ville sillonnaient vraiment le ciel, où si comme moi ils demeuraient figés, malgré le vent qui souffle, le temps qui passe. Je ne me souvins pas les avoir vu bouger, mais peut-être que simplement je ne les observais pas avec assez d’intérêt.

Ici, les nuages étaient plus clairsemés, et levant la tête après chaque tournoi, je notais leurs déplacements — et alors que je m’apprêtais à jouer à nouveau ce soir, j’espérais que j’allais pouvoir les suivre, et que le vent ne s’arrêterait pas de souffler trop vite.

4ème tournoi : 150€ au casino de Bandol

Bien que d’ordinaire, les premiers niveaux étaient de ceux qui m’avantageaient le plus, ce ne fut point le cas ce soir. À plusieurs reprises, je fis grossir des pots préflop, avec des mains fortes ou très-fortes, comme A-K ou K-K ; et à chacune de ces occasions les flops qui tombaient ne me furent en rien avantageux, que ce soit à cause d’un as au flop les deux fois où je tenais les rois, ou bien des boards aux cartes petites ou moyennes quand j’avais agressé avec A-K — avec des adversaires qui marquaient systématiquement leur affection pour ces boards que je maudissais.

Ce tournoi nous imposait une structure particulièrement rapide, et en une heure de jeu, malgré les quelques coups ratés que je viens de détailler, mon stack gardait pour lui une trentaine de blindes et n’avait pas à rougir relativement à la moyenne du tournoi.

On joua une bataille de blindes avec mon voisin de droite, dont le tapis était plus gros que le mien ; c’était un joueur âgé et sérieux, jouant des ranges moins conservatrices que ses pairs, et mettant un accent plus prononcé sur les reads qu’il pouvait dégager de ses rencontres plutôt que sur ses seules cartes.  

Il relança à trois blindes, et j’ouvris

K 7 ♣.

Cette main étant bien entendu mauvaise à jouer, en position ou non, mais je ne me résignai pour autant pas à folder tout de suite. Avec K-9o ou K-8o j’aurais pu élire de payer ; avec K-5o et d’autres rois moins bien fournis, j’aurais couché ma main automatiquement : K-7o, cependant, se tenait à la frontière entre ces deux options, et par conséquent représentait à mes yeux un excellent candidat pour 3-bet light. Face à ce joueur réflexif, qui m’avait surtout vu jouer des mains fortes, je décidai qu’il fallait que je défende ma blinde maintenant avec fermeté pour ne pas le laisser prendre trop d’aises ; donc je relançai pour un peu mieux que neuf blindes. Il paya et nous vîmes le flop

J ♣ 5 6 ♠.

Il checka et une mise de continuation me sembla naturelle : j’avais des backdoors grâce au 7, une overcard, et la possibilité de continuer à bluffer sur un bon nombre de turns. Je misai 35% du pot et fus payé. La turn tomba :

(J ♣ 5 6 ♠) – K ♣.

Il me laissa la parole. Le pot était déjà un peu plus gros que le restant de mon stack, que mon adversaire couvrait largement — bien-heureusement cette turn m’évita l’embarras d’un bluff maladroit, et je pouvais maintenant miser en value. All-in, j’espérais me faire payer par un valet qu’on n’abandonnerait que difficilement aussi vite — et je fus payé par J ♠ K , une double paire contre laquelle je ne jouais aucune carte, et qui m’élimina de ce tournoi. Je me levai pendant que la table faisait le bilan de la main que l’on venait de jouer, et malgré ma déception je fus réconforté quand, en partant, j’entendis mon adversaire déclarer aux autres joueurs que j’avais, malgré le résultat, bien joué la main — même si je continuais d’en douter.

Un tournoi compliqué s’il en fût, me soufflais-je. Certains ont le luxe de gagner des tournois en jouant d’étranges décisions tout du long ; et j’essayais de trouver une justice que je savais absente en me demandant pourquoi un seul play que je remettais en question me coûtait mon tournoi. Il ne suffit pas d’avoir un bon niveau, ou même d’avoir de la chance : le poker récompense les joueurs qui prennent les mauvaises décisions, mais au bon moment ; ceux qui ambitionnent d’éviter ces mauvaises décisions sont condamnés à attendre leur tour dans ces tournois si asphyxiants de par leur structure. Que les cartes me laissent respirer, qu’elles me fassent du bouche-à-bouche même, et qu’elles me redonnent vie enfin, était-ce là trop demander ?

5ème tournoi : 150€ au Pasino d’Aix-en-Provence

Je réunis mes forces pour le tournoi qui suivit, deux jours plus tard. De retour à Aix-en-Provence, je retrouvai un field plus soft qu’à Bandol. Cette fois-ci les premiers niveaux me permirent de m’établir en force dominante sur la table, très actif face à des joueurs passifs et des calling stations, en touchant des jeux aux bons moments et en faisant preuve de résilience dans les moins bons.

Pour l’une de ces belles mains, j’ouvris

A ♣ Q

En grosse blinde après une volée de limpers, et décidai de squeeze pour une petite dizaine de blindes ; je fus payé trois fois.

Le flop vint :

J 10 6 ♠.

Je checkai car je sentais inévitable des calls derrière moi ; les autres joueurs checkèrent jusqu’au bouton, qui misa chétivement un petit tiers du pot. J’étais le premier à parler ensuite, et je décidai de relancer avec ma gutshot vers les nuts et mes deux overcards : je représentais ainsi bien plus de force qu’avec un simple c-bet, et les joueurs plus ou moins armés pouvaient ensuite coucher sans état d’âme. L’opération fut un franc succès et le pot me revint aussitôt.

Les beaux coups se succédèrent un temps, et mon tapis s’en trouva gâté ; puis vint un coup contre l’un des pires joueurs de la table, que j’avais vu chasser des tirages pour des sommes déraisonnables, et dont la stratégie, si tenté qu’il en eût une, aurait davantage été adaptée à une partie de bingo. J’ouvris, UTG,

10 ♠ 10 ♣

et relançai ; le joueur en question, au cutoff, paya, ainsi que le joueur en grosse blinde, qui checka dans le noir. C’était à moi de parler quand nous vîmes le flop

7 ♣ 5 2 ♠,

et je misai 55% du pot environ. Le cutoff me paya rapidement ; la grosse blinde coucha.

(7 ♣ 5 2 ♠) – 9

à la turn, voyant qu’il ne restait au joueur à ma droite qu’un stack de la hauteur du pot, je décidai de le mettre tout de suite à tapis, sans douter qu’il me paierait s’il avait un tirage ou une paire. Bien que je le percevais très-mécontent, il paya ; il dévoila 6 ♠ 7 ♠, et nous attendîmes la rivière ensemble :

(7 ♣ 5 2 ♠ – 9) – 8 .

Il paya perdant, prit une mauvaise décision, cependant il la prit au bon moment pour toucher cette quinte inattendue ; et il arracha à mon stack une bonne vingtaine de blindes ainsi.

Ce n’était là rien de trop dramatique — la course ne faisait que commencer, mon trot était endurant et je sentais ma course raffinée et précise. J’allais continuer à viser les bonnes décisions, dans les bons et les mauvais moments, sans me retourner ; c’était la seule manière de ne rien regretter.

Néanmoins il fallut que les bons moments se fassent rares à la suite de ce coup, et mon tapis n’eut d’autre choix que de stagner pendant deux niveaux entiers.

Vint un coup où j’ouvris, en small blinde,

Q ♣ Q ♠.

Le bouton, un joueur belge au niveau passable qui me couvrait, relança après que tout le monde se soit couché, et naturellement je 3-bettai — il paya, pour voir le flop

10 5 ♣ 2 .

Avec un stack de vingt-cinq blindes, dans un pot qui en faisait seize, je misai six blindes, conscient que mon adversaire avait manqué ce flop une bonne partie du temps, et l’invitant à payer une fois pour tenter sa chance contre mon overpair ; cependant ce dernier choisit plutôt de relancer, me forçant à jouer mon tapis dès le flop si je voulais voir la fin de ce coup. En value, trop peu de combinaisons composaient sa range pour que j’en sois apeuré : les brelans de 10, de 3 et de 2 étaient tout ce qu’on lui trouvait ; quant aux bluffs, on lui trouvait tous les tirages couleurs, et possiblement quelques tirages quinte comme A ♣ 4 ♣ ou A ♣ 3 ♣. J’avais donc un call facile ; et en effet je me trouvai contre A 9 . Le croupier nous servit les dernières cartes :

(10 5 ♣ 2 ) – 8 – Q .

Une belle flush qui vannait mon brelan inespéré me sortit de la course ; et une fois de plus le hasard m’exprima que mon heure n’était pas encore venue.

Un tournoi de plus duquel j’étais expulsé, pendant que les nuages persistaient à travers le ciel obscur, poussés par le vent qui ne voulait pas m’amener avec lui, emportés par le temps qui me laissait sur place.

J’expliquai à Peacemaker mes déboires, cachant au mieux mon écœurement pendant que sa confiance en mes compétences ne vacillait point. Malgré tout, je me rendais compte du seul tournoi qu’il me restait à jouer, et réalisai donc, après cinq tournois infructueux, la fébrile probabilité à laquelle je m’accrochais pour espérer m’extraire de mes retranchements financiers. Après l’optimisme maladif qui m’avait amené à Marseille pour me présenter devant tant d’opportunités, la désillusion me gagnait désormais.

Je m’avouai tout de même : c’est le sort de tout être vivant d’être dépendant du hasard pour mener sa vie : elle est ainsi faite. La vie et le hasard sont deux choses distinctes autant qu’elles n’en sont qu’une seule, tant des vies furent accomplies comme d’autres furent détruites par lui ; et je trouvai ma place dans ce nœud en comprenant que sans retenue je m’étais cramponné à lui pour mener la mienne. C’était cette particularité qui transformait les quelques tours de poisse, qui sans me prévenir, venaient annuler des heures de jeu, en malédictions qui tentaient de m’enterrer pour un peu plus de temps ; c’était cette particularité qui rendait de plus en plus révoltant le fait que la patience, l’effort des bonnes décisions dans les spots je m’ingéniais à provoquer, pour effectivement diminuer la part de hasard, n’étaient que rarement récompensés ; c’était cette particularité qui me faisait réaliser que si enfin je voulais améliorer ma condition, j’allais avoir besoin que le hasard me sourisse — j’allais avoir besoin de chance.

6ème tournoi : 200€ au Pasino d’Aix-en-Provence

Le tournoi de ce jour, le dernier de mon aventure, nous offrait une structure plus accommodante que d’ordinaire, avec des niveaux de quarante minutes, et des tapis de départ plus profonds.

Je trouvai une table relativement passive à nouveau ; des joueurs serrés en moyenne, à l’exception de celui directement à ma droite, plus jeune, habillé en tenue de guérilla, avec une barbe mal rasée et une casquette. Rapidement, j’allais avoir le plaisir d’exécuter, contre lui et un autre joueur, le bluff le plus efficace de ma semi-carrière.

Ce jeune joueur relança, depuis sa position d’UTG ; j’ouvris, UTG+1,

A ♣ 10

et, pour mon premier coup joué dans ce tournoi qui avait débuté depuis moins de dix minutes, je 3-bettai en bluff avec cette main comme je l’aurais fait avec A-Jo ou des petits as suités entre autres. Un joueur, au bouton, âgé et à priori serré et passif, paya ; le relanceur original aussi. Le flop :

Q J 7 ♠.

On me laissa la parole, et je misai une fois, un demi-pot. Le joueur au bouton se coucha, et celui UTG décida de call. Nos stacks étaient profonds ; le pot avait déjà grossi ; et la turn, insignifiante, tomba :

(Q J 7 ♠) – 5 ♣.

Mon adversaire checka, et je choisis de miser encore car c’était la manière la plus sûre pour moi d’espérer remporter le pot, profitant de mon avantage de range qui m’offrait tous les brelans et overpairs quand mon adversaire ne pouvait avoir au mieux qu’une dame, au pire deux paires ou un brelan.

Il réfléchit ; et que j’aime voir les bons joueurs réfléchir ! Cela m’indique que je fais bien mon travail. Finalement il se résigna : «j’ai hésité préflop, j’ai hésité au flop, maintenant il faudrait que je lâche ? Et ainsi je lâche…» En couchant, il afficha sa main : A-Q dépareillé. Je n’en attendais pas tant : si une main devait payer, c’était bien celle-ci — jusqu’à ce que le joueur au bouton n’intervienne à son tour : «En effet, normal ! J’ai moi-même couché les rois…» Éberlués, On lui demanda tous les deux en même temps d’élaborer : «Eh bien… Quand il 3-bet, et que j’ouvre les rois, je me dis qu’il a, ou bien les as, ou bien les dames ! Et avec une dame au flop, il a donc, ou bien les as qui me battent, ou bien un brelan de dames qui me bat ! Donc je couche, oui !» Trop déstabilisé pour montrer mon jeu avant de le rendre au croupier, la table, pour le restant du tournoi, demeura convaincue que je tenais les as — et c’était convenable ainsi.

Je pus jouer détendu ici, où l’on ne mettait que très peu de pression sur les mains marginales que je voulais amener aux showdowns, et qui assez souvent gagnaient contre les tirages ratés ou les dernières paires ; malgré tout je perdis un ou deux gros coups en chassant des cartes face à des mises qui m’offraient de grandes côtes implicites.

Le joueur à ma droite devait davantage combattre pour remporter le moindre pot : le sort ne le gâtait point, et vint un coup où, doté d’un tapis d’une trentaine de blindes, il relança depuis le hijack. Au cutoff, j’ouvris

A ♠ 4 ♠

et de nouveau je le 3-bettai. Cette fois-ci il fut le seul à payer pour voir le flop :

K ♠ K 2 ♠.

Il checka, et je misai pour l’obliger à renier son équité s’il ne détenait pas un roi ; puis il décida de relancer tout de suite. Je payai avec mon tirage, soucieux de connaître l’éventail de mains qui me relançait ici : quels rois pouvait-il relancer, si j’avais le droit d’avoir A-K ? A-K et 2-2 étaient-elles les deux seules mains qui auraient relancé en value, ou se le serait-il permis avec K-Q, K-J ? La turn tomba, mais avant même qu’on eût le temps de la distinguer, mon adversaire avança le reste de son tapis au milieu.

(K ♠ K 2 ♠) – 7 ♣.

J’avais maintenant des côtes à calculer : plus qu’une carte à venir, tandis que neuf cartes du paquet pouvaient me donner ma couleur. Cela me donnait une quinzaine de pourcents d’équité face à un roi quelconque ; et le tapis de mon adversaire accumulait près de trois quarts du pot — les calculs précis étaient dispensables : je n’avais clairement pas la côte pour chasser mon pique face à la range de value qu’on trouvait en face. Si l’on ajoutait les bluffs que je dominais, cependant, l’équation prenait la forme d’un tout autre monstre : les seuls tirages possibles étant les piques, dont je détenais moi-même l’as, il me fallait décompter les combinaisons restantes si je voulais avoir une idée exacte de mon équité totale.

Le calcul mental étant quelque peu demandant, je décidai plutôt d’observer mon adversaire, impassible sous sa casquette. Je ne réussissais guère à dégager quelconque renseignements ; et je me souvins de son hero fold avec A-Q tout à l’heure : il ne m’avait finalement pas pris pour un bluffeur ; était-ce là un effet miroir où il m’imputait ses propres tendances, me suggérant ainsi que lui-même n’était pas un grand bluffeur ? Ou bien étant donné qu’il ne me prenait pas pour un bluffeur, il me voyait serré et intimidable face à une forte agression ?

Les questions s’enchevêtraient et montèrent à ma tête jusqu’à la faire tourner sur elle-même ; finalement je me rendis à l’évidence : il jouait sa vie de tournoi, et ce coup, relativement à la taille de mon stack, n’aurait pas eu d’impact important si je l’abandonnais maintenant. Je couchai, déclarant naïvement «J’espère juste que tu n’attendais pas un pique…» Son expression, quand mes cartes atteignirent le muck, me fit tout de suite comprendre la vérité : et aussitôt il montra Q ♠ J ♠.

Épiphanie ! Au moment-même où il me montra sa main, je réalisai que j’avais eu la clé de l’équation sous mes yeux, qui m’aurait permis de payer avec mon hauteur as confortablement, certain d’être devant — cette clé, je vous l’ai présentée aussi dans ma description de ce coup : je salue ceux qui savaient avant moi que mon adversaire était en bluff, et invite les autres à relire le court passage relatant cette main pour essayer de la trouver…

La réponse se tient dans l’action suivante, qu’il exécuta à la turn : quand il misa sans attendre de voir la carte qui tombait : il indiqua à qui voulait bien le voir qu’il ne redoutait aucun pique. Un brelan de rois ne se serait sûrement pas précipité de la sorte en sachant qu’une mauvaise carte puisse tomber et rendre notre jeu obsolète — et ainsi il était déductible que c’était une mise effectuée en semi-bluff. Ah ! cruel pour certains, clément pour d’autres, le hasard et ses caprices indicibles ! Si un pique était tombé, les choses auraient été bien différentes…

Malgré toute mon affection pour cette table passive et ce joueur à ma droite contre lequel j’aimais rivaliser, le floor finit par me désigner pour me changer de table. Là où j’arrivai, l’ambiance était tout autre : préflop, on relançait, 3-bettait à foison ; les pots étaient plus gros ; et deux tapis énormes régnaient sur le reste de la table.

Les niveaux s’écoulaient, et pour la dernière main avant la pause, qui concluait deux heures de jeu, j’ouvris UTG

A K ♣,

relançai naturellement, et fus 3-betté par le joueur au bouton, que je vous présenterai d’abord simplement comme un profil atypique, à la logique dans son jeu qu’il me restait à élucider. Âgé d’une quarantaine d’années, on lui distinguait un léger strabisme ; il était habillé sans soin d’un polo mal repassé, avec une casquette aplatie sur la tête, et se tenait exagérément droit sur sa chaise reculée de quelques pieds par rapport à la table, avec une expression qui semblait toujours désemparée. De la demi-heure que j’avais joué ici, je ne lui attribuai aucun style de jeu typique ; et donc je fus tiré dans ce coup pour tenter de le découvrir.

On eut droit à un quasi-baby board

5 ♣ 8 ♠ 2

et mon adversaire, après que je checke, misa relativement petit. Tout de suite sa posture, en arrière de presque un mètre, et son regard, dont le caractère perdu était accentué par le strabisme, me déboussola quelque peu ; mais je devais payer au moins une fois avec mon hauteur as-roi qui battait tous ses bluffs possibles.

(5 ♣ 8 ♠ 2 ) – 9 ♣.

La turn ne changea pas grand-chose à mes yeux : je n’imaginais pas mon adversaire jouer des ranges GTO, 3-bettant avec des K-9s, bien que des A-9s ne fussent pas hors de toute question. Je battais toujours A-Q, A-J, d’autres as et des bons rois, qui constituaient pour moi la majeure partie de sa range ; donc quand il misa, petit à nouveau, je callai.

(5 ♣ 8 ♠ 2 – 9 ♣) – 4 ♠.

Encore une carte qui ne changea rien : A-3, éventuellement aurait touché quinte ; A-4 et A-5, quant à elles, ne sont pas des mains qui miseraient ici à moins d’être tournées en bluff — une possibilité relativement improbable, me persuadai-je. Et une troisième fois, avec la même expression égarée, mon adversaire misa, demi-pot. Il semblait jouer sans connaissance aucune des conséquences de ses actions ! Comme s’il tentait des choses, se demandant ce qui allait en découler ; et je voulais voir de quelles sources ces choses découlaient, donc une dernière fois je payai avec ma hauteur, qui battait encore ses bluffs. Je découvris que mon adversaire m’avait 3-bet light avec

6 8 .

À froid, je peux concéder que c’était une main parfaitement raisonnable à 3-bet depuis le bouton ; et qui eut la chance de toucher une paire correcte contre mes deux belles cartes. À chaud, je n’acceptai que durement le fait de m’être fait déjouer par un joueur aussi particulier, à la posture étrange et au jeu doutant mais finalement peu douteux, mais que simplement je n’arrivais pas à comprendre.

Celle-ci avait été la dernière main avant la pause, qui me laissa durant quinze minutes tenter de reprendre mes esprits. Le coup n’avait pas été si gros grâce aux petites mises auxquelles mon adversaire se cantonnait ; mon stack était toujours pourvu d’une quarantaine de blindes, franchement suffisantes pour faire long feu ; mais à cause d’un orgueil mal placé, d’un ego que j’essayais tant bien que mal d’effacer, je restais troublé par ce joueur d’apparence complètement désorganisé, et le sentiment de m’être fait outplayed honteusement ne me quitta point.

La pause prit fin, et pour la première main qui suivit je me trouvai en grosse blinde. Le même joueur que tout à l’heure relança depuis le cutoff, et j’ouvris

A Q ♠.

Je 3-bettai avec confiance grâce à ma belle main ; et le joueur en face, les sourcils haussés comme cherchant son chemin, relança à tapis. Je ne pris pas le temps de réfléchir ; seulement un jeton pour l’envoyer vite au centre et prendre ma revanche. Il dévoila son jeu, Q ♣ Q, et je dévoilai le mien, me rendant compte de ma gaffe : quarante blindes envoyées au milieu, avec seulement une trentaine de pourcents de chances de continuer à jouer ce soir.

J’espérais ; et je priais pour que ce mauvais play fût effectué au bon moment ; pour que le hasard, qui négligeait les bonnes décisions que nourrissaient mes ambitions, choisisse de récompenser celle impure et corrompue par des émotions vaines, en me faisant don d’un as quelque part sur le board ; j’attendais… puis il fallut que je me lève — il n’y avait plus rien à attendre, et j’avais perdu le coup.

La semaine que j’avais passée à courir avec la meilleure forme que je pouvais, je la terminai en trébuchant ; je trouvai seul la sortie du champ de courses en boitant, et enfin je quittai l’hippodrome, bientôt abattu.

Le mistral continuait à souffler le long du Rhône, mais je le défiai pour remonter là où il ne soufflait plus ; dans ma ville où même les nuages n’avancent pas.

Sans les sous pour jouer, j’allais devoir m’accommoder à un quotidien que j’avais tenté d’abandonner, bien qu’il représente celui du commun des mortels qui préfère prendre sa vie entre ses mains plutôt que la laisser entre celles du hasard. Des CV à imprimer, donc, que j’allais devoir remettre à des recruteurs — placés par le hasard — dans les boîtes où j’allais postuler ; des missions intérim, qui me reviendraient, ou non, selon des critères et des appréciations que je ne contrôle pas.

Tout pour en effet diminuer l’emprunte du hasard sur ma vie ; quelques mois de sacrifice pour des revenus sûrs et constants ne pourront pas s’avérer plus désavantageux pour moi que les quelques derniers mois l’ont été — en attendant, il doit tout de même rester de ma bankroll quelques sous pour des tickets de loto ici et là, au cas où le hasard, toujours lui, ne change d’avis quant à ma candidature dans ses entreprises…

7 – L’Hippodrome (1/2)

7 L’HIPPODROME (1/2)

De temps en temps, je m’autorise à fermer les yeux et à me laisser emporter par le vent ; et en écoutant l’exposé de ma tante sur les différents vents qui soufflent sur Marseille, je compris que je fus porté jusqu’ici par le mistral.

Depuis la dernière fois que je vous écrivis, le mois d’août en entier passa ; et pour le moins je vous confierai que son commencement fut difficile, au moins financièrement. Des mauvais épisodes de cash game au casino de Saint-Julien, ajoutés à une semaine de vacances dans le sud de la France, eurent tous comptes faits raison de ma bankroll ; et ainsi, comme les plus grands fleuves de France durant l’été, la longue rivière que je suivais finit elle aussi complètement asséchée. Pour aller au bout de ce mois, il fallait donc que j’use d’une autre boussole pour trouver mon chemin.

De ce fait, il y a deux semaines — en même temps que les rafales qui se renouvelaient — j’imitai le Rhône, qui coule depuis Genève jusqu’à la mer Méditerranée ; et m’arrêtai au cœur de la cité phocéenne, chez ma tante qui loge au bord de l’un des hippodromes de la ville. J’y retrouvai aussi mon cousin, de dix ans mon aîné, imposant comme un ours et veillant sur sa femme et ses deux fillettes qui habitent avec lui la même impasse que ma tante, dans la maisonnette adjacente ; et c’est dans cette impasse gravelée, séparée de l’hippodrome par un maigre grillage, et d’une sérénité absolue quand les chevaux ne courent pas sous les cris des parieurs, que j’allais rester une longue semaine.

Vous l’avez peut-être deviné : ce billet n’a pas pour vocation de vous livrer les détails d’un séjour vacancier. Pour mon portrait chinois, je soutiendrais d’ordinaire que si j’étais un animal, je serais un renard ; mais ici, de l’autre côté de la clôture, le champ de course me rappelle le contexte de ma venue : cette semaine, j’étais avant tout le cheval de course sur lequel un parieur avait misé, et je me préparais à jouer une demi-douzaine de tournois entre les casinos de Bandol et d’Aix-en-Provence.

On surnommait ce joueur qui misait sur moi Peace, un diminutif de Peacemaker, son pseudo sur World of Warcraft. Je le rencontrai pour la première fois à une modeste partie amicale à Lausanne. D’un caractère observateur, il avait apprécié mon attitude à la table ainsi que quelques uns de mes plays au cours de cette soirée, et me l’avait signifié : une main flatteuse pour mon orgueil me revient maintenant, où pour commencer je découvris J T ♠, et relançai depuis le hijack ; seul un joueur depuis la grosse blinde paya. Le flop vint

A Q ♣ 7 ♠.

Je misai au flop et fus payé ; la turn :

(A Q ♣ 7 ♠) – 9 .

La grosse blinde choisit de donkbet, à hauteur risible d’un quart du pot ; et jouissant maintenant d’un tirage par les deux bouts et d’un fort avantage de range je relançai considérablement. La blinde coucha en montrant une dame, regrettant son blocking bet, et je montrai mon semi-bluff.

En bref, au cours de cette soirée je touchai du jeu ; j’osais le jouer agressivement et le montrer. En fumant une cigarette, nous sympathisâmes avec Peacemaker : quand je lui expliquai que je ne jouais pas de tournois par défaut de bankroll, il me proposa de me stacker comme on le stackait quand il était lui-même jeune joueur.

Dans les mois précédant mon passage récent à Marseille, j’avais donc déjà couru quelques courses sur son compte : après une poignée de défaites improductives, je pus finir un tournoi au casino de Namur en troisième place lors de mon dernier aller-retour à Bruxelles, et le payout de sept-cent euros qui l’accompagna remit plus ou moins la balance à zéro sur mon ardoise.

Cherchant en ce moment des opportunités de  gagner de l’argent sans mettre en péril ce qu’il reste de mes économies, je démarchai donc Peacemaker une nouvelle fois, et lui exposai mon projet d’aller jouer en Provence, où les festivals Texapoker visitent à tout moment soit l’un soit l’autre des deux casinos de la région. Il accepta de placer ses mises sur mon numéro ; et dès le lendemain de mon arrivée, la détonation du revolver retentit.

Premier tournoi : buy-in à cent-cinquante euros au Pasino d’Aix-en-Provence.

Juste avant de partir, je croisai mon cousin qui rentrait de son travail : «Si tu tombes sur des cons qui essaient de t’emboucaner, tu m’appelles ! Tu en trouveras, ici, des idiots qui n’veulent rien savoir…»

J’arrivai en avance de dix minutes après un trafic plus dense que prévu. La salle de poker était teinte d’un bleu tape-à-l’œil et déjà peuplée de joueurs de cash game concentrés quand je trouvai la caisse ; les joueurs présents pour le tournoi avaient commencé à s’asseoir, et on prit peu de temps pour m’indiquer ma table. J’y trouvai des joueurs beaucoup plus âgés que moi en moyenne : tous dans leur quarantaine au moins, le croupier et moi-même étions seuls dans notre vingtaine — mais cette configuration n’était que de bonne augure pour le déroulement des premiers niveaux. Sans que je ne touche trop de mains pendant la première demi-heure, je pus observer les jeux passifs et serrés de mes adversaires ; je les voyais timides et peureux, jouant les pots les plus petits qu’ils pouvaient ; et j’étais prêt à rentrer sur la piste dès que les cartes me le permettraient.

J’avais attendu le tournoi toute la journée, et tout le premier niveau j’avais attendu une main jouable, qui arriva juste ensuite : A ♠ A ♣, touchée en grosse blinde qui plus est. La première relance du cut-off fut défiée par un 3-bet de la small blind, ne me laissant d’autre choix que de jouer face-up la force de ma main, en cold 4-bettant contre mon gré. Le cut-off coucha, et la small blinde sur-relança à hauteur de son tapis.

Je n’aurais jamais osé demander de commencer le tournoi de la sorte, et que demander de mieux que le cadeau d’une chance à quatre-vingt pourcents de doubler aussi tôt ? Je payai et mon adversaire montra K K ♣, puis vint le board :

3 K ♠ 7 ♣ – 10 ♠ – 7

Dû au peu de mains que j’avais jouées, mon tapis n’était pas aussi gros que celui de mon adversaire, qui avait déjà remporté quelques petits coups ; et ainsi je fus le premier éliminé du tournoi. Pour autant toute l’ardeur et l’impatience que j’avais contenue jusqu’ici pour jouer ne m’aurait pas permis en mille ans de prendre la route tout de suite pour rentrer chez ma tante : bien que notre accord de stacking ne comprît pas les rebuys, j’envoyai un message à mon sponsor pour lui signifier que je lui paierai une partie des gains si je finissais par gagner sur ce deuxième essai ; et en l’espace de deux minutes, j’avais racheté une entrée et étais de nouveau assis à la même place, armé d’un nouveau tapis, prêt à reprendre la course après ce faux départ.

Ma deuxième vie fut plus conciliante : après deux niveaux à gagner un nombre de petits pots et quelques uns plus gros, on me changea de table ; et à peine arrivé sur la nouvelle, je jouai un énorme pot avec A ♣ 5 ♣ sur le flop suivant :

Q ♠ 5 5 ♠.

Ayant payé depuis la small blinde une relance du hijack, je checkai ; la grosse blinde, qui avait aussi payé la relance, misa l’entièreté de son tapis, soit deux fois le pot, ou deux tiers de mon tapis ; le hijack, au stack moins épais, suivit ; et je payai en dernier, innocemment au possible. Les deux joueurs découvrirent respectivement 7 7 ♣ et A ♠ K ♠ ; et mon brelan tint tête face à la turn et à la river.

Bien que maintenant mon stack fût plus que deux fois mieux fourni que le tapis moyen, je me rendis compte que la structure était plus rapide que je l’imaginais : pour les quelques niveaux qui suivirent, je ne touchai que très peu de jeu, et tentai des opérations de 3-bet lights peut-être imprudentes contre des profils serrés ; en même temps je payais les blindes qui montaient agressivement, et je vis mon tapis s’effriter jusqu’à ce qu’il me semblât fébrile ; puis, alors que je n’avais pas gagné de nouveau pot et qu’il ne restait dans le tournoi maintenant que deux tables de joueurs, je constatai que j’étais désormais parmi les short stacks de ce late stage.

Je payai la big blinde et l’ante ; et en attendant que l’action me vienne, je décomptais la valeur de mon stack : huit blindes restantes.

Le hijack relança au minimum ; le bouton paya ; et j’ouvris A J . Il fallait payer ou relancer à tapis ; et de peur de manquer un as qui pourrait sortir à la rivière, je choisis de jouer mon équité directement et jouer ma vie de tournoi.

Je fus payé une fois, par le relanceur original et ses pocket kings ; aucun as au flop, ni à la turn, et non plus à la rivière.

Premier tournoi. Second bust. Je finis dix-septième, à sept places du premier payout.

Deuxième tournoi : buy-in à cent euros au Pasino d’Aix-en-Provence

Après une journée passée à ré-étudier le livre de Jonathan Little consacré aux tournois, je partis pour Aix-en-Provence de nouveau en début de soirée. « Je ne veux pas te revoir ce soir ! » me dit ma tante en plaisantant, espérant que je fasse plus long feu cette fois-ci.

Avec une structure plus rapide mais une profondeur plus accentuée aux premiers niveaux, je pus jouer une stratégie agressive et efficace pendant les premiers niveaux de ce deuxième tournoi, contre un field de nouveau loin d’être jeune. La profondeur me permit de jouer un jeu similaire à celui de cash game dans lequel je me suis affûté au cours de cette dernière année ; et les joueurs ne pensaient en majorité qu’à préserver leurs jetons pour les niveaux plus tardifs.

Après un chip-up considérable, les cartes eurent raison de mon stack à mesure que nous avancions dans les niveaux : en quelques coups j’avais perdu l’avantage que j’avais amassé ; et les blindes augmentant de plus en plus vite, je fus rapidement contraint à joueur des spots quittes ou doubles. La variance me déjoua finalement, et je perdis un flip pour ma vie de tournoi suite à un 3-bet shove avec A-Q contre 8-8.

J’en informai Peacemaker sans m’excuser plus que nécessaire : maintenant sûr de disputer les payouts contre un field de joueurs face auquel j’étais confiant, je réalisai que seules les caprices du hasard et du temps nous séparaient d’une victoire certaine.

Troisième tournoi : buy-in à deux-cent euros au Casino de Bandol

Nous étions samedi, ce qui permettait au tournoi de commencer au milieu de l’après-midi. Je me rendis pour la première fois dans la station balnéaire de référence qu’est Bandol dans la région, et étant parti plus tôt que nécessaire de chez ma tante, je fus bienheureux d’être arrivée en avance. Gâté d’une carte de bienvenue de dix euros à jouer aux machines à sous, je trouvai la terrasse du casino qui regorgeait aussi de son lot de machine à sous avec vue sur la mer et ses étendues ; je tentai ma chance bêtement, déjà lassé du levier que je devais actionner machinalement, et davantage absorbé par le bleu cassé de l’horizon, des centaines de fois plus chaleureux que celui des murs et des tables qui m’attendait à l’intérieur.

L’heure du début du tournoi approchait ; j’avais perdu en l’espace de quatre ou cinq minutes les dix euros qui m’avaient été offerts ; et voyant depuis la terrasse qu’à l’intérieur, on ouvrait la pièce réservée au poker et que les joueurs s’agglutinaient à son entrée, j’arrachai mon regard du paysage pour me concentrer à nouveau sur la marche à suivre.

Le tournoi ne commença d’aucune manière particulière : je ne jouai pas tant de mains, et en perdit autant que j’en gagnai pendant les premiers niveaux. Les profils que je trouvais à ma table étaient quelque peu plus variés, peut-être en raison de la mer et du soleil qui attiraient plus facilement d’autres jeunes très peu expérimentés jusqu’ici.

Même si les cartes ne me donnaient pas beaucoup d’opportunités de bien jouer au départ, je remarquai tout de même que mentalement la hargne avait aiguisé mes sens, épuré ma course. Prenant note des tendances gestuelles de mes adversaires, je remarquai un homme deux places à ma gauche, qui avant qu’il ne mise, en plein coup, leva son bras en s’avançant vers le centre de la table ; puis d’une impulsion serra un jeton dans sa main et donna un coup de vent de gauche à droite. Cette apparence d’une vaillante confiance en lui fut néanmoins déjouée, et relancé par le joueur qui suivait, il coucha sa main dépité.

Je pus utiliser ce tell contre une lui une heure plus tard, en jouant une main contre lui où j’avais limpé depuis le bouton avec

7♣  8 ♣.

Il relança et je payai — la small blinde s’était couchée. Au flop on vit :

J ♠ 5 T ♣.

Je checkai et il misai ; je décidai de float avec ma main qui contenait bien des tirages backdoors, estimant aussi que souvent il abandonnerait par la suite. La turn vint

(J ♠ 5 T ♣) – 4 .

Je checkai mon tirage qui venait de s’améliorer ; et en regardant la turn mon adversaire refit ce même geste, donna un coup de vent, avec un jeton fermement serré dans la main : puis il misa un demi-pot. C’était le moment de vérifier si ce mouvement était une tendance ou le fruit d’un hasard, une mésinterprétation ou un jeu hollywoodien ; et je relançai à tapis. Je n’avais pas d’autres options: payer, avec mon petit stack, ne m’aurait laissé aucun moyen de bluffer la rivière efficacement ; folder était inconcevable grâce à cette turn ; et relancer pour un autre montant que mon tapis entier n’aurait pas eu le même effet si en face mon adversaire tenait seulement un peu à sa main. Le même air dépité se redessina sur son visage, et il coucha, lassé par ses plays infructueux.

Avec un stack d’une trentaine de blindes, je me situais maintenant dans la moyenne du tournoi ; et le field commençait à se diminuer depuis la fin des re-buys. J’avais depuis longtemps repéré sur la table les quelques joueurs un peu moins prévisibles et plus agressifs, et les autres plus serrés ; et je fus réjouis d’ouvrir A ♠ K au lowjack, après que l’un des deux joueurs les plus désaxés de la table ait relancé en UTG+1 — tandis que le second attendait son tour en grosse blinde. Je payai simplement, ne doutant point que l’action me reviendrait à un moment avant le flop. Un, puis deux payeurs se manifestèrent, avant que la grosse blinde ne choisisse de squeeze comme je l’espérais. UTG+1 paya. Je regardai mes cartes à nouveau, et pour m’accaparer tout l’argent mort qui glandait, je prononçai le simple mot ‘tapis’ en me tournant vers le croupier. Un joueur, puis deux, trois et finalement les quatre s’inclinèrent devant ma relance conséquente — une belle opération ! me dit le dernier joueur à coucher.

Après ces quelques plays, et quelques autres où je touchai de belles mains en value, mon assurance monta d’un cran. Mon tapis était avantageusement pourvu, mon ego pareillement et mon sentiment de domination sur la table me poussait de plus en plus à jouer sans peur de perdre des gros coups.

Je relançai

K ♣ J ♠

depuis le cut-off et fus payé par la grosse blinde, un joueur âgé, passif, et relativement serré.

Q ♠ 6 ♠ 3

au flop, et je misai cinquante-cinq pour-cent du pot, soit un peu plus de trois blindes — j’allais faire grossir le pot directement pour mettre la pression sur mon adversaire et son stack de quarante-cinq blindes que je couvrais. Il paya une fois. La turn

(Q ♠ 6 ♠ 3 ) – 8 ♣

ne me ralentit point. Je misai neuf blindes dans un pot qui en faisait quatorze, et mon adversaire encore, un peu plus dubitatif cette fois-ci, paya.

(Q ♠ 6 ♠ 3 8 ♣ ) – A ♣

La rivière était une carte idéale pour faire coucher un adversaire trop crédule : le pot était maintenant fort de trente-deux blindes, tandis que le stack de mon adversaire en faisait trente-trois. Ma hauteur roi ne suffisait sûrement pas pour gagner au showdown ; et je misai donc mon tapis de manière à mettre en jeu la vie de tournoi de mon adversaire. S’il avait une dame, il ne pourrait plus payer : je testai ici sa résilience. Pauvre rivière pour lui, me disais-je, jusqu’à ce que finalement il se décide à payer plus rapidement que je ne l’aurais imaginé. Il montra son jeu : A ♠ 4 ♠, pour un tirage couleur qui s’était transformé en top paire grâce à cette dernière carte.

Un gros coup de perdu ; le premier depuis longtemps dans ce tournoi.  Cette tournure ne fit pour autant pas osciller ma résolution. J’avais toujours un stack d’une trentaine de blindes ; et mon agressivité qui infectait la table n’allait pas pour aussi peu se désister.

Pour preuve, peu après, tandis que j’étais en petite blinde, le joueur au bouton open-shova pour neuf blindes. J’ouvris K-9 offsuit, et me basant sur l’un des apprentissages de la journée dans le livre de Jonathan Little, je choisis de prendre le spot et gamble, doublant la mise pour repousser la grosse blinde qui restait à parler. Perdre et descendre à un stack de vingt blindes n’était pas si dramatique ; gagner et monter à plus de trente-cinq blindes, en revanche, m’aurait permis de jouer beaucoup plus aisément par la suite. L’élément qu’il me manquait ici fut donc la chance ; et alors que j’espérais tomber contre une modeste main comme Q-J, K-5 ou une autre de ce genre, je me retrouvai contre K-10 ; et aucun neuf ne vint à mon secours.

Vingt-et-une blindes restantes, puis dix-huit après plus d’un tour de table sans jouer, et j’ouvris A-10 offsuit UTG+2. Mon impression fut que je demeurais intouchable malgré les quelques coups précédents : j’avais joué tout ce tournoi concentré comme un pilote, et malgré les risques pris, je soutenais avec raison mes décisions ; et ici je m’élançai de nouveau, choisissant que cette main était un bon candidat pour open-shove : trop forte pour coucher avec un stack de la taille du mien ; trop faible pour relancer et payer face à un 3-bet ; forte mais peu jouable si nous venions à voir un flop qui ne m’avantageait point multi-way : j’open-shovai donc, pour voler les blindes, et éventuellement gagner un bon coup si l’on me payait avec un pire as ou un bon roi. Certains scénarios m’avaient cependant échappé : comme celui de me faire payer par un joueur au stack plus gros que le mien, qui se trouva armé d’une paire d’as au bouton.

Le chemin du retour fut plus désolant que les autres, et la déception plus sensible. Si j’avais pu trouver un circuit vide dans lequel conduire en boucle, j’y serais resté la nuit entière. La vitesse me permettait de m’oublier ; d’oublier que j’étais aveuglé par une jeune arrogance, et que j’avais couru une course entière sans penser à regarder vers l’arrivée. Ces joueurs passifs, peureux, dont je me moquais intérieurement étaient encore au bord de la mer, jouaient toujours en s’approchant des places finales — je m’en éloignais, et pour combien de temps encore ?

J’avais à profiter d’un jour de repos le lendemain, dimanche. Le soleil anima les conversations autour du barbecue, et les bières et les joints les rendirent plus agréables encore.

Plusieurs courses hippiques étaient prévues en fin de journée. De dix-sept heures à dix-neuf heures, diverses préparations rythmaient la vie du paysage tout près des canapés sur lesquels nous étions installés ; puis, avant la course, le premier canter me donna une première impression du spectacle qui allait se dévoiler devant nous.

Ma famille, déjà accoutumée à ces événements, — même les petites filles qui avaient déjà vu des dizaines de courses avant celle-ci — n’était pas aussi absorbée par l’agitation de l’autre côté du grillage. Le coup de feu du starter, pour ma part, attira toute mon attention vers ce sport que je n’avais jamais vu d’aussi près ; et avec une dévorante curiosité je notai l’attitude des jockeys dans leur casaque, les sons rugissants de leurs cris et de leur cravache au contact de la peau ferme des chevaux, et l’intense excitation qu’une course aussi éphémère provoquait à la fois chez les coureurs et chez les parieurs dont on entendait les exclamations depuis l’autre bout de l’hippodrome.

Je pus assister à un total de trois courses au cours de la soirée : j’essayai pour chacune de prendre la mesure des écarts entre les plus rapides étalons et les plus lents. Lors de la dernière course, un cheval se blessa et ne put la finir : le jockey, descendu de la selle, le raccompagna jusqu’aux stalles, où l’on ne le vit plus.

Après les dernières courses, le passage de quelques véhicules par-dessus les pistes ; l’extinction des lumières éclatantes ; et en même temps mon cousin et sa femme conduisirent leurs filles au lit bien que l’école ne les attendît point demain matin.

Ma tante alla se coucher aussi, redoutant la fatigue au travail qui pourrait la surprendre le lendemain. Je montai alors dans ma chambre. De ma fenêtre, on voyait mieux les stalles, et la soirée que je pensais achevée ne l’était pas pour tout le monde. Un camion semblant ambulancier n’était pas garé loin ; un seul cheval demeurait, avec une petite troupe d’hommes autour — je ne reconnaissais aucun jockey parmi eux, seulement un ou deux docteurs et d’autres habillés plus cordialement.

Ils soignaient le cheval blessé, me dis-je ; et sans être trop accablé par la blessure à priori superficielle de ce cheval qui arrivait encore à marcher, j’allai m’incruster dans le lit que l’on m’avait prêté, dans l’ancienne chambre de mon cousin. J’essayai de repenser un instant au tournoi du lendemain, qui se déroulerait de nouveau à Bandol : j’allais avoir une journée entière à ma disposition pour invoquer mes meilleurs états d’âme, ma plus grande rigueur et une concentration sans faille, donc je prévoyais les moyens les plus adéquats pour y arriver. Tandis que je me perdais dans mes réflexions, un coup de revolver survint pour m’interrompre. Étant trop loin des quartiers Nords pour que ce fusse un règlement de comptes, je me levai et me dirigeai vers la fenêtre : il n’y avait aucun doute, les courses étaient finies. Je regardai la stalle, le seul lieu où l’on trouvait encore de l’activité. Les soignants avaient décampé, et une nouvelle camionnette arrivait tout juste ; et tout ce temps je ne voyais plus rien du cheval, jusqu’à ce que les portes arrières du véhicule récemment arrivé s’entre-ouvrent, et que dedans on y apporte le corps sans vie de l’étalon qui s’était blessé tout à l’heure.

Je pris du temps à m’endormir ; pourtant, les yeux pleurants peut-être, serrant fermement la couverture pour me protéger de la cruauté du monde, ce n’était plus à la journée de demain que je pensais.

6 – En attendant Jeton

6


En attendant Jeton

Il y a quelques semaines, j’avais pu me rendre à une partie privée que j’avais déjà fréquentée à plusieurs reprises. L’hôte, du prénom de Fabien mais que l’on surnommait Befa, était le propriétaire d’un bar placé avantageusement sur une belle avenue dans l’une des communes de la périphérie de Genève ; et c’est à l’intérieur de ce bar, autour d’une table agencée pour la soirée, derrière de larges rideaux noirs qui gardaient les passants de nous apercevoir, que nous jouions.

Bien que hors de notre vue, je devinais que la lune avait déjà fait la meilleure partie de sa route cette nuit ; et en quelques heures de jeu, la table qui était pleine au démarrage voyait désormais la moitié de ses sièges désertés. J’aurais moi-même été l’un de ces déserteurs si l’on m’avait laissé : les moins bons des joueurs restants entretenaient des stacks de taille modeste et leur jeu n’était pas des plus sauvages ; mais j’étais en perte, et malgré les cafés que j’avais bu de mon réveil jusqu’à maintenant, le fait de jouer commençait de me fatiguer et de me lasser — néanmoins Befa nous faisait la promesse d’une possible révolution qui allait bouleverser la soirée si l’on attendait un peu plus.

— C’est Jeton, un gambler comme j’en ai rarement vu ! nous avait-il dit. Les vendredis, il boit au bar d’en face car il connaît bien le gérant. Puis quand il finit de boire, ou alors quand le bar ferme, il vient ici car il sait que nous jouons… et quand il vient, c’est avec dix mille francs en poche ! Il faut que vous voyiez cela : la semaine dernière, il est arrivé à deux heures du matin, et nous sommes restés jusqu’à sept heures ici : il est reparti en perte de trois mille francs.

De telles pertes sur une table de 1/2 : vous comprendrez certainement que les trois autres joueurs et moi-même étions séduits par l’idée d’une telle venue, et ainsi convaincus de tarder plus que nous escomptions.  

Pour vous présenter les autres personnages de cette soirée, voici un court panorama de la table comme on la voyait de ma perspective. Sur ma gauche, Arkadi, dos à la fenêtre, assurait le deal : il était un ami de Befa, et sa carrure imposante contrastait les traits gentillets de son visage ; il avait été croupier de métier pour de bonnes années. Sur sa gauche était assis Earl Pullover, une caricature de joueur online lors de son premier passage en live, même si je n’en savais rien : pullover à la capuche qu’il remontait sur sa tête lorsqu’il s’impliquait dans un coup ; lunettes de soleil rectangulaires à tous temps cachant son regard ; le dos courbé et les coudes distancés au possible sur la table — une caricature d’autant plus burlesque que son buy-in était minimal et son jeu ridiculement serré et passif. Continuons le tour de table et trouvons Donald, qui buvait son cinquième rhum-coca de la soirée : en perte de cinq ou six-cent francs,  à son jeu exécrable s’ajoutait une dose de malchance qui terminait de le condamner à nager dans le négatif — un électron libre, en somme. Le prochain joueur, Sidbarré, était le plus imprévisible de la table : je lui devinais d’honnêtes bases théoriques grâce à des commentaires qu’il avait laissé échapper au cours de la soirée ; néanmoins, jouer bien n’était pour lui pas d’une importance primordiale : commettre des erreurs qu’il pouvait reconnaître ne le gênait point, tant que ces dernières lui donnaient l’occasion d’éprouver ses adversaires, ou au contraire lui évitaient d’être éprouvé par eux. Le dernier joueur, assis à ma droite, était Befa lui-même, qui jouait par intermittence, sortant de table pour nous servir à manger ou à boire, pour accueillir ou donner congé aux joueurs venant et allant, ou, comme maintenant, pour essayer de voir à quel stade de sa soirée Jeton avait progressé.

— Je l’ai bien vu ! nous rapporta-t-il en revenant s’asseoir. Il est assis et discute sérieusement avec une serveuse ! Quand il aura fini son verre ou sa conversation, il y a de fortes chances qu’il nous rejoigne.

— Qu’il continue de boire, dans ce cas, si cela peut augmenter nos chances de le rencontrer ! s’exclama Sidbarré.

— Que de boissons dans vos bouches ! répondit Befa. Ne vous en manque-t-il pas dans vos verres ? Que puis-je vous servir, messieurs ?

— Rhum-coca ! pour Donald.

— Un nouveau rhum-coca pour le plus beau des alcooliques ! commenta Befa.

— Un café pour moi, je demandai.

— Un café de plus pour l’insomniaque de la maison !

— Hypersomniaque, plutôt ! Je n’aurais nul besoin de café si j’étais insomniaque.

— De l’eau, s’il te plaît, demanda Earl Pullover toujours derrière ses lunettes de soleil.

— Et de l’eau, une boisson ennuyeuse pour un joueur tout autant… Allons, jouons de ce pas !

Les breuvages furent servis et nous jouâmes quelques tours, tous quelque peu endormis par le peu d’action que les cartes provoquaient. Je pus tirer un léger profit du mauvais jeu et de la poisse de Donald : avec

Q ♠ 2 ♠,

je relançai à six francs au bouton après que tout le monde ait couché. Earl Pullover céda sa petite blinde, et Donald 3-betta à douze francs, le minimum. Malgré le fait qu’il ne restait plus que vingt-cinq francs à son stack, je ne pus me résoudre à coucher, donc nous vîmes un flop :

2 7 ♠ 8 ♦.

Premier de parole, Donald misa ses derniers vingt-cinq francs, et bien que peu enchanté, il me fallait payer tant on trouvait de bluffs désespérés chez lui. Il montra J J ♣ — tant pis pour moi, n’est-ce pas ?

La turn : 6 ♠. La rivière : 10 ♠. Flush hauteur dame pour moi : le pot me revint. Donald cava de nouveau à hauteur de cent-cinquante-francs en se plaignant à peine ; quelques gorgées gloutonnes suffirent à le consoler.

Nous continuâmes de jouer et en même temps de divaguer entre anecdotes, réflexions et espérances quant à l’arrivée de Jeton.

— Je jouais un coup, l’autre jour, contre Patrice, racontait Sidbarré.

— Patrice ? demanda Donald.

— Le pot était massif. J’avais 3-bet préflop, avec A-Q de trèfles. Le relanceur initial suivit et pour la suite nous étions heads-up. Je touche une dame, top paire au flop : je suis content, j’ai sûrement la meilleure main. Je mise. Et remise à la turn. Rivière, je fais tapis.

— Avec une paire de dames seulement ? interrogea Donald.

— On s’en moque. Je fais tapis, et mon adversaire gamberge, gamberge… Il me regarde, regarde sa main. Puis pour me déstabiliser, il me dit : «Je ne sais plus quoi faire, avec mon A-Q de trèfles…», soit ma main exactement, qu’il venait d’annoncer ! L’insolent ! Imagine… Je devais m’empêcher de réagir… C’était trop !

Chacun exprima sa stupeur comme à sa manière ; et avant que quelqu’un ne demande comment se termina le coup, la porte du bar s’ouvrit.

 ♠

Tous nos regards étaient portés sur cet homme qui entrait : chauve, âgé d’une quarantaine d’années, il était vêtu d’un trench-coat noir et promenait une légère mallette brune avec lui.

Il s’assit directement à une table proche du bar, et ignorant l’attention que nous lui portions, il sortit son téléphone qui absorba toute sa concentration ; et alors les joueurs et moi-même cherchâmes des réponses dans l’expression de Befa. On le trouva confus, déboussolé, et rapidement il se retourna vers nous cherchant lui aussi quelque réponse ; je me tournai vers Arkadi, qui connaissait l’allure de Jeton, et le voyant secouer sa tête, je compris que l’homme à qui nous avions à faire n’était point celui que nous attendions. Une silencieuse déception pesa sur la table. Befa se leva, nous chuchotant :

— N’a-t-il pas compris que nous sommes fermés, enfin ?

Il se dirigea timidement vers la table où s’était assis l’arrivant : il n’eut pas le temps de lui souffler deux mots que ce dernier, en levant le tête, l’interrompit : d’une déconcertante fermeté, il commanda une bière pression. Befa resta figé un instant, hésitant, puis s’exécuta ; une pression pour monsieur !

Il nous rejoignit ensuite : et nous avoua qu’il avait perdu ses moyens face à l’impassibilité de son nouveau client. Un homme aussi sûr de lui, qui n’avait demandé de permission à personne pour prendre son aise, dans un bar qu’il ne connaissait pas, à une heure du matin qui plus est, — que le bar en question soit fermé ou non, — on ne pouvait que respecter sa tranquillité !

Sa tranquillité était cependant complètement relative. Alors que nous continuions à jouer, son téléphone sonna ; et si nous pouvions douter du fait qu’il était un homme d’affaires auparavant, sa conversation éteignit les doutes subsistants.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? … Non, tu ne peux pas, il faudra vendre, c’est certain ! … Trouve quelqu’un d’autre alors ! Ce n’est pas à nous de le faire ! … D’accord. Je lui dirai demain de revoir cela avec le Grec… … Oui ! … Non ! … Enfin ! Va dormir ! …

Nous suivions de près ses échanges enflammés : quand il raccrocha son téléphone, il fallut que nous fissions semblant de jouer comme si de rien n’était ; mais certains durent se retourner et notre attention était toute affichée.

— Vous savez le pire dans cette histoire ? nous demanda-t-il d’un ton plus qu’agacé. Ce cinglé avec qui je téléphonais, il habite à Singapour ! Cet insomniaque me harcèle toute la journée chez lui et chez moi, et dure jusqu’à la nuit maintenant ! Je n’en peux plus ! Il est sept heures du matin chez lui ! Rendez-vous compte ! Qu’il profite de son week-end au lieu de me les briser, à la fin !

Sa colère ne trouva point d’écho à notre table ; seulement Donald lui suggéra de boire quelque chose de plus fort qu’une bière pour signifier le week-end qui démarrait.

— Une bonne idée enfin ! Allez, un whiskey sec pour ma peine je vous prie.

Donald commanda en même temps un nouveau rhum-coca ; puis l’homme d’affaires continua de s’échauffer :

— Ne vivre que pour le week-end : quelle tristesse tout de même ! Sept jours dans chaque semaine de notre existence, et parmi eux seuls deux nous réjouissent…  Qu’on arrête cette machine inarrêtable dans laquelle on me broie ! On nous fait travailler dans de telles conditions, avec des horaires qui n’ont qu’un titre indicatif : à quel moment ai-je pu bien croire que j’étais dans le camp des exploitants et non celui des exploités !

Arkadi ne s’était pas arrêté de distribuer les cartes, donc bien que tendant l’oreille, nous ne nous arrêtions pas non plus de jouer. Sidbarré relança à trente francs suisses en premier de parole : nous couchâmes tous nos mains, peu disposés à payer quinze grosses blindes pour voir un flop. Sidbarré nous montra la belle paire d’as qu’il tenait en main, et qui lui permit de voler les blindes sans embrouille.

— La prochaine fois que l’on vous dit : ah ! dans la finance, qu’on est bien ! Gagner dix tickets par mois, quel privilège ! Eh bien répondez : pour vivre de la finance, du trading, de la bourse : il faut d’abord vendre une partie de soi-même ! Et dans ce deal, celui qui y gagne, ça n’est jamais le financier ! Cela ne se peut mécaniquement pas ! Sinon, c’est la machine qui s’arrête de tourner !

Pour le coup qui suivit, c’était à Befa de s’exprimer en premier : il s’était rassis après avoir servi son whiskey à notre financier. Il relança à six francs ; j’ouvris

A ♠ 3 ♠

et décidai de 3-bet à vingt francs pour dissuader les joueurs me séparant du bouton de nous rejoindre dans ce coup. Finalement en heads-up contre Befa qui checka dans le noir, le flop vint

4 A ♣ 5 ♥.

Dans un pot de quarante-trois francs, je misai vingt-cinq, en espérant que potentiellement des paires intermédiaires puissent trouver un call. Befa fit un peu de cinéma, mais finalement paya sans avoir l’air trop ennuyé. La turn :

(4 A ♣ 5) – 9 .

Befa checka, et je fis de même. Mon faible kicker me prévenait de tenter de prendre trop de value face à une range composée, après un call sur ce flop, de quelques as mieux kickés que le mien, et d’autres mains qui coucheraient de toutes manières. Arkadi, pour la rivière, me fit la belle surprise d’une quinte hauteur cinq, que je n’attendais plus réellement :

(4 A ♣ 5 – 9) – 2 ♣.

À ma surprise, Befa m’ôta l’initiative et misa cinquante francs dans ce pot qui en faisait quatre-vingt-treize. Que voulait-il me communiquer par là ? Quelle main pouvait-il s’imaginer que je détienne pour miser ici ? Ne le connaissant point comme un bluffeur chevronné, je me convainquis qu’il était bien plus souvent en value ; sûrement il me voyait sur un as du type A-K ou A-Q après mon 3-bet préflop ; et peut-être avait-il un brelan ou deux paires qu’il voulait rentabiliser un maximum : combien de quintes pouvais-je avoir à cet instant qui battraient ce type de mains fortes ?

Très peu, réellement. Trois précisément : les trois combinaisons de A-3 suitées que j’aurais pu 3-bet. Lui en détenait quelques unes de plus, certes : mais avec confiance je pouvais exclure 3-6, les nuts absolus, de l’équation. Il me restait alors à anticiper ou un split, ou à prendre leur tapis aux brelans et deux paires qui auraient tenté de coincer mes top paires bien kickées, et qui ne sauraient coucher si je relançais, all-in.

Je passai à l’exécution après tant de raisonnements, et dus ensuite attendre que Befa se colle aux siens. Et pendant ce temps, je remarquai que l’homme d’affaires assis derrière nous, au whiskey maintenant très-entamé, n’avait jamais cessé ses discours sur l’état du monde — Donald l’écoutait attentivement.  

— … Dites-vous cela ! L’individu moyen, dans sa vie, verra ses économies, son argent, qu’il gagne ou qu’il épargne, se faire capter par Blackrock, au moins soixante fois ! Nous sommes les moutons, et eux les bergers ! Ils décident de ce qui se fait ou se fera, et de ce qui ne se fera pas… Et nous croyons au libre-arbitre, au marché concurrentiel ! ah, une drôle de blague si l’on en trouve ! Les Rotschilds ! J. P. Morgan ! MacKinsey ! Et Blackrock… Méfiez-vous ! Malgré que vous soyez impuissants, comme moi, méfiez-vous, ils vous — …

— Je call ! proclama Befa.

Enfin ! Je montrai fièrement la quinte que m’offrait mon vulgaire 3 de pique que je ne devais pas posséder ; et contrairement au dégoût que j’attendais sur l’expression de mon adversaire, ce dernier fit part d’une désenchantante neutralité, avec la révélation de sa main, 3 3 ♣.

Du même coup, le call excité de Befa avait suspendu l’homme d’affaires dans son flot d’idées qu’il déversait depuis tantôt. Il avait finit ses verres, de bière et de whiskey, et bien que Donald semblait le convier à nous donner plus de leçons sur les rouages de ce monde qui tourne selon l’argent, le financier paya et prit congé de nous ; avant de partir, en jetant un coup d’œil à la table, il nous jeta une dernière vérité :

— Vous avez raison, vous ! L’argent, ça ne vaut pas tout le sérieux que nous lui accordons… Jouez-le ! Perdez-le ! Gagnez puis jouez-le de nouveau ! C’est cela, la vie… un jeu !

 ♠

Je suggérai, juste après le départ de l’homme d’affaires, que nous sortissions tous ensemble pour fumer dehors, en groupe : il se faisait tard et je voulais donner l’occasion à Jeton de se remémorer qu’une partie de poker se tenait à sa disposition, avec des joueurs qui n’attendaient que lui.

Le reste de la table reconnut l’utilité potentielle de prendre cette pause ; nous sortîmes calmement, comme l’auraient fait d’ordinaires joueurs de poker, et dissimulâmes nos intentions captieuses derrière les fumées de nos cigarettes ou de nos joints. Discrètement, Befa nous indiqua où chercher l’homme de la soirée que nous n’avions toujours pas rencontré. Dos à nous, ce dernier était assis à la terrasse en face et bavardait toujours avec une serveuse debout à ses côtés. Notre plan tombait presque à l’eau : seul un coup du hasard aurait alors pu le mener à se retourner pour nous apercevoir.

En l’attendant, avides de jouer de gros coups contre Jeton, nous conversions sur les pires cruautés que le poker nous avait offert d’observer : Arkadi nous partagea quelques unes de ses expériences de croupier, aussi à la roulette, où il avait vu des mises doublées six ou sept fois de suite se faire éradiquer d’un seul coup. Donald nous raconta un énorme coup de Omaha qu’il avait vu se jouer à une partie de 5/5.- ; où le teint de peau d’un joueur, sur un coup à tapis dès la turn, s’était blanchi d’un coup sec à la sortie de la rivière : et qu’un pot fort de neuf-mille francs fut remporté par un joueur qui n’avait que huit pourcents de chance de toucher un full supérieur.

Quelques mains d’Omaha : voilà qui pouvait pimenter les derniers bouts de notre attente ! Earl Pullover ne partageait pas notre enthousiasme, et vaincu par la fatigue, il nous quitta alors que nous traînions encore dehors.

Jeton ne retirait pas son attention de la serveuse qui lui tenait compagnie ; résignés, nous rentrâmes, prêt pour plusieurs tours de Dealer’s Choice — il ne restait pas plus d’une demi-heure avant que le bar en face ne fermât ses portes, et qu’ensuite Jeton nous rejoignît.

Le jeu en Omaha était effectivement une efficace addition pour nous faire plus participer. Je me souviens avoir touché de bons jeux ; et les avoir joués de manière agressive, osant prendre de la value dans certains spots borderlines, et semi-bluffant à certains moments où mes adversaires durent certainement coucher les meilleures mains. La soirée étant cependant quelque peu lointaine dans mon esprit, et les coups plus complexes à cause du double de cartes distribuées, je ne m’aventurerai point à vous les rapporter : seulement j’ai pu diviser par trois mes pertes sur la soirée, et après une trentaine de minutes je n’étais plus qu’en négatif de soixante-quinze francs.

Je voulus prendre une petite pause de nouveau : l’heure de fermeture était passée pour l’autre bar ; et la fin de mon joint de CBD était un bon prétexte pour que je sorte observer le progrès de Jeton.

Assis sur le banc, dos à la fenêtre de notre bar, je pouvais déduire depuis là qu’en effet, en face la fermeture était amorcée. Jeton demeurait seul à sa table ; la serveuse passait un coup de torchon à l’intérieur des verres qui sortaient de la machine à laver ; et le gérant finissait de rentrer les chaises toujours dehors. Jeton dut éventuellement se lever pour céder la sienne ; il tapota l’épaule du barman pendant qu’il exécutait sa tâche ; et comme cela il partit, marchant vers la fin de l’avenue, ne changeant point de trottoir — je l’épiai jusqu’à ce que le relief, un peu plus loin, eut achevé de l’éclipser.

À son tour, sans que je ne le discerne avant, Befa apparut pour me tapoter l’épaule.

— Une prochaine fois, mon ami… Une prochaine fois…

5 – Une longue rivière

5 Une longue rivière

Perdu dans une dense forêt et cherchant l’océan pour nager dedans, le long d’un cours d’eau qui coulait sans hésitation me semblait un bon chemin à descendre— autour des flots millénaires s’était distingué un étroit sentier dépêtré de ronces trop pointues et de branches trop épaisses ; où les groseilliers et les framboisiers comme les animaux des bois s’aggloméraient pour jouir d’une fraîcheur qui jamais ne les délaisse.

Bientôt j’oubliai que je cherchais l’océan : le bruit continu de l’écoulement que je suivais avait étouffé ma fantaisie du son des vagues qui cassent sur la plage; toute la fertilité qu’enfantait la rive me paraissait plus pérenne que l’aridité du sable entassé trop loin de la marée ; et ici je découvrais les poissons d’eau douce qui descendaient avec moi,  sautillant tous les quatre temps hors de l’eau sans se douter du spectacle qu’ils m’offraient.

Après plusieurs heures à cueillir des fruits ici et là et à m’abreuver d’eau blanche aux cascatelles, mon guide à l’état liquide tergiversa pour la première fois de mon excursion à ses côtés : devant moi il se désunissait sur la direction à suivre, et il me fallait choisir entre deux chemins aux finalités inconnues. D’où je me tenais, les arbres n’étaient pas plus verts sur un bord ; les fruits non plus n’étaient pas davantage colorés d’un côté ; et dans tous les cas les nuages ne devenaient pas moins gris. Il me vint l’idée d’observer le choix des poissons, qui étaient confrontés à ce dilemme comme moi ; et quand je les vis tous choisir la voie de droite, je me convainquis qu’ils fuyaient le sel de l’océan qui les blesserait plus bas sur la gauche.    

Suivant mon intuition, je partis longer l’eau solitaire pour atteindre ma première destination ; et je ne regrettais point les poissons et leur danse, car j’allais bientôt admirer les bancs de dauphins dans leurs chorégraphies, puis le souffle puissant des baleines au loin qu’il faut que j’étudie. Par hâte, j’ignorai les quelques framboises que j’aurais pu cueillir si la faim m’y obligeait. Il me semblait entendre des vagues bien réelles se casser comme dans mes divagations plus tôt ; donc je me dépêchai pour les dénicher au plus vite.

Le torrent s’accélérait à mesure que j’avançais, et en même temps la voie dans laquelle il s’écoulait s’élargissait dramatiquement. Ma randonnée finit par m’amener face aux branches touffues d’un saule, qui tombaient comme un rideau devant la suite de mon chemin — je dus m’accroupir et les passer sans lever la tête pour enfin connaître la vérité de ce qui m’attendait.

Il se dévoila devant mes yeux le tableau impressionnant d’une cascade plus haute et plus large que celles que je n’avais jamais imaginées ; que les poissons les plus robustes ne s’amuseraient pas à sauter ; et que pour rien au monde j’aurais osé désescalader.

Je ne vis point d’escaliers sur les abords, ni de piste naturelle que j’aurais pu tenter de descendre : seulement des rochers glissants desquels une chute infortunée se serait traduite par une mort certaine. En attendant de me résoudre à retourner sur mes pas, je restai contempler cette falaise un moment, regardant l’eau pénétrer les chenaux dispersés pour s’écraser des dizaines de mètres plus bas, écoutant cet éclat que j’avais niaisement confondu avec de simples vagues — cependant, aussi sublime qu’elle peut apparaître, une impasse ne sera toujours qu’une impasse.

Cueillant les quelques framboises que j’avais épargnées en venant, je remontai la rivière jusqu’au croisement de tout à l’heure ; jusqu’à retrouver les poissons bienheureux qui font tous le choix de la vie ; et comme cela j’étais revenu à les suivre, jusqu’au prochain embranchement, ou jusqu’à ce que je trouve l’océan pour nager dedans.

Après le flop d’un projet de NFT, dans lequel j’investis plusieurs mois de ma personne et une partie de ma bankroll, voici que j’ai tourné la page pour regagner les tables de poker, et continuer ma longue descente d’une rivière interminable.

Ayant redécouvert l’alanguissement des longs trajets de nuit, et ayant suivi l’évolution des prix de l’essence, je pris la décision de faire le point sur mes moyens pour jouer dans un périmètre plus restreint ; j’espère que vous ne douterez point que ce fut une preuve de bon sens que d’aller tenter un nouveau commencement au casino de Saint-Julien, que je rejoins en vingt minutes depuis chez moi ; et où l’on joue des euros, et non plus des francs suisses, avec des blindes plus hautes, à 2/4€ — mais où la cave maximale est néanmoins de cinq-cent euros seulement, comme à Montreux où l’on jouait pourtant en 1/2.-.

Environ dix jours se sont écoulés depuis ma première visite dans ce casino, pendant lesquels je suis allé jouer à cinq reprises ; et malgré une leçon d’humilité après avoir été éprouvé par le tilt le plus coûteux de ma semi-carrière, ma bankroll et mon ego demeurent relativement indemnes, sans qu’aucune évolution dramatique ne se soit profilée pour l’une ou pour l’autre, pour le meilleur ou pour le pire.

La portion la plus impatiente de ma conscience est donc celle qui me pose quelques difficultés ces temps-ci : en augmentant les blindes, j’imaginais que mon destin allait se précipiter ; que j’allais doubler ou dilapider ma bankroll en l’espace d’une semaine ; et il est possible qu’au fond de moi j’aurais préféré n’importe laquelle de ces deux éventualités à la stagnation fragile que j’entretiens désormais. Dépossédé de ma maigre fortune, les revenus certains d’un travail alimentaire que je trouverais dans une enseigne non loin de chez moi me paraîtraient attractifs ; et sans que j’en sois plus satisfait qu’aujourd’hui, ma vie alors aurait le mérite de n’être point gorgée d’autant d’incertitudes. Au contraire, si le sort m’avait solidement enrichi après ces quelques sessions, je ne pourrais affirmer que les doutes et les questions décamperaient en un claquement de doigts ; mais assurément mes conversations avec eux se développeraient dans un ton moins pressant, et au cours de celles-ci je pourrais me permettre de mieux prononcer ma désinvolture pour les besoins matériels de l’existence. Pour atteindre l’un ou l’autre de ces deux états, il faut donc que je continue sur ce sentier croupissant au bord de la rivière, avançant avec d’une part la crainte de tomber dans l’eau à cause d’un pas de travers, ou d’une branche bien dissimulée ; et d’autre part l’espoir éreintant que les premiers sons de l’océan se fassent entendre, et qu’enfin je puisse prétendre avoir trouvé mon chemin de Damas.

Ne vous inquiétez pas : je vous entends et sais déjà que les mains de poker et les personnages que je trouvais autour de mes tables sont les raisons principales de votre lecture, tandis que me lire vous conter mes circonstances doit vous bassiner. C’est pour cette raison que j’ai été au casino hier soir, et que j’ai pris note des mains intéressantes que j’y ai jouées, des drôles d’oiseaux que j’y ai retrouvés, et des situations singulières que j’ai pu traverser. Il ne faudrait cependant pas nourrir de folles espérances quant aux petites choses que je m’apprête à relater ; je n’ai pas, du moins à cette heure, le don de Hunter S. Thompson pour causer des conjonctures toujours plus saugrenues pour notre amusement à tous ; ni la chance de jouer à une table de hautes limites sur laquelle les sommes en jeu, à elles seules, justifieraient que vous vous intéressiez. Mais pour le moins sachez que je fus captivé par les mains qui suivront, car elles m’offrirent des occasions de réfléchir ; et si pour vous le poker est un jeu auquel la chance ne suffit pas, et que néanmoins vous aimez ce jeu : manifestement c’est que vous aimez réfléchir.

L’un des rares avantages du casino de Saint-Julien sur celui de Montreux est la constance des horaires de la room de poker : ici elle est ouverte sept jours sur sept, contre quatre jours sur sept là-bas. J’ai ainsi pu jouer en ce calme milieu de semaine, après avoir attendu quelques quarts d’heure l’ouverture d’une deuxième table : j’y trouverais les quatre retardataires avec lesquels je patientais depuis l’ouverture ; et un sixième joueur qui m’était inconnu, d’apparence amateur, dont l’arrivée mit fin à notre suspension.

J’avais déjà pu observer le jeu de plusieurs de mes voisins de table lors de mes précédentes venues ; et ensemble leurs styles rendaient la partie équilibrée et idéale pour jouer bien et fort. Sur ma gauche, un joueur d’une quarantaine d’années, que je reconnaissais avant tout à sa moustache, avait pour habitude de jouer un éventail de mains limité, de limper la majorité du temps, de ne miser qu’en value post-flop, et enfin de montrer un grand respect aux relances dont il pouvait être la cible. À sa gauche était assis le joueur peut-être le plus dangereux, qui ne jouait que très peu de mains, et ce agressivement dès les premières manches de mises — comme c’est souvent le cas pour ce type de joueur. Sur sa gauche, on trouvait un jeune adulte d’origine malgache, toujours équipé d’un casque audio, et qui jouait de manière relaxée des petites caves qu’il essayait de faire grossir en amenant un maximum de mains au flop, et en payant le moins possible avant d’avoir un bon jeu.  Je vous ai présenté les joueurs que je connaissais déjà en m’asseyant à la table ; des deux autres, celui qui était arrivé en dernier ne tenait pas en place et j’appris vite qu’il ne savait absolument pas jouer ; l’autre, nommons-le Paolo, assis directement sur ma droite, communiquait par son allure très peu d’éléments qui pouvaient nous informer quant à son jeu : un style vestimentaire sobre mais assumé ; un calme qui pourrait autant être celui d’un joueur timide  que celui d’un joueur raisonné ou excessivement audacieux ; et des lunettes de soleil qui ajoutaient au mystère de son jeu que j’allais découvrir. Enfin, après quelques mains, nous accueillîmes un septième joueur qui s’assit deux places à ma droite, et que je connaissais jouer un jeu passif mais quelque peu réfléchi et prudent.

La première des mains dignes d’être rapportées ici se joua sur l’option à 8 euros de Paolo. Je découvris, UTG+1,

8 8 ♠

et relançai en toute quiétude à vingt-quatre euros ; un prix raisonnable mais qui, je sentais, n’allait écarter que les joueurs les moins curieux de la table. Le premier à suivre fut l’homme moustachu à ma gauche ; ensuite le joueur le plus amateur qui était en small blinde ; puis la grosse blinde, ce joueur récemment arrivé, et finalement Paolo. Le croupier nous proposa un flop

6 ♠ – 6 – 3 ♠

et les joueurs checkèrent jusqu’à me laisser parler : bien sûr je misai malgré le fait qu’il était probable que quelqu’un ait un six en sa possession ; mais ici ma main était assez souvent la meilleure pour encaisser de la value aux dépens des nombreux tirages disponibles, et des petites paires. Dans le pot de cent-vingt-quatre euros, je balançai pour soixante euros de jetons sur le tapis rouge ; une petite série de folds donna la parole au joueur en grosse blinde, qui paya sans trop d’hésitation ; et il était enfin à Paolo de donner sa réponse. Il vérifia ses cartes, et les ordonna avec précision sur sa droite, parallèlement à la ligne de démarcation qui séparait son espace de celui de son voisin : après une courte réflexion il ajouta soixante nouveaux euros au pot. On vit une turn :

 (6 ♠ – 6 – 3 ♠) – 10 ♦.

Profitant de ma position, quand on me laissa la parole je checkai, jugeant que le pot déjà fort de trois-cent-quatre euros était assez imposant pour ma paire de huit ; et la rivière sortit

(6 ♠ – 6 – 3 ♠ – 10) – Q ♣.

On eut un check de la grosse blinde, et Paolo misa avec assurance cent-soixante-dix euros ; et dans ce brouillard on me demandait de prendre une décision. Avec ma main marginale, l’un de mes premiers réflexes fut de tenter de déterminer ce que le joueur qui restait à parler après mon tour comptait faire de sa main : j’avais noté, lors de précédentes sessions, qu’il perdait de vue son langage corporel quand ce n’était pas à lui de choisir son action ; et le voyant caresser son unique pile de jetons par nervosité, je discernai une certaine hésitation : je tranchai qu’il ne payerait seulement si je couchais ; et qu’en payant j’allais engendrer chez lui un fold, même s’il avait une main contenant un dix, tant la dame m’avantageait. Avec le peu de mains jouissant d’une paire de dames dans son éventail de possibles, je compris que si je payais, la main se jouerait seulement entre Paolo et moi la plupart du temps : je devais maintenant déchiffrer le jeu de ce dernier.  

 Les tirages manqués constituaient une part importante de sa range : ni quinte ni couleur n’avaient été délivrées, ce qui rendait nulles les nombreuses combinaisons de mains qui pourraient trouver cette rivière décevante ;  et je n’oubliais pas que préflop, Paolo avait défendu son option, donc ces mains étaient bien là, camouflées dans le champ des possibles. D’un autre côté, on décomptait un bon nombre de six : à peu près toutes les combinaisons suitées en contenant un auraient pu se retrouver ici à miser de la même manière. Pour départager entre ces alternatives, je pris un temps à observer mon adversaire : et encore, il ne laissait transparaître que le minimum, en mélangeant ses jetons régulièrement, ne se tenant ni trop avancé sur sa chaise, ni trop en arrière ; et avec un bas du corps serein que je pouvais étudier depuis ma position. De retour à mes considérations théoriques après avoir constaté la stérilité de ma recherche, je fus convaincu, par la range large d’une défense d’option, de payer. La grosse blinde coucha ensuite sans grande difficulté, et je découvris avec le reste de la table un full-house quand Paolo dévoila D♣ 6♣. J’acceptai cette surprise, qui n’en était pas réellement une, et notai les différentes observations que j’avais pu faire de son comportement pendant qu’il dissimulait ce monstre ; puis je laissai le croupier brasser les cartes avant de me concentrer sur la main suivante.

Une vingtaine de minutes passa sans que je ne joue une main ; et enfin j’ouvris, UTG,

3 ♠ 3 ♥.

  Je lançai les hostilités avec une relance de seize euros ; et fus payé d’abord par le joueur au hijack, à la queue de cheval frisée sous son casque audio ; et ensuite par le joueur amateur au bouton, puis par Paolo. J’eus droit à un savoureux flop

J – T ♠ – 3 ♣.

Dans ce pot de soixante-six euros, j’en misai cinquante, prenant pour cible les valets que pourraient détenir mes adversaires. Le hijack seul égalisa ma mise, donc nous continuâmes heads-up dans ce coup au pot de cent-soixante-six euros désormais :

(J – T ♠ – 3 ♣) – 7 .

De toute évidence j’allais continuer à miser ; et je me conciliai sur la somme de soixante-dix-huit euros, en essayant de ne point trop miser : mon adversaire avait signalé quelques mains plus tôt qu’il jouait sa seule cave de la soirée : et je craignais qu’une agression trop virulente de ma part réveillât son instinct de conservation. Il paya après quelques secondes de tergiversation, et la river, bien qu’intimidante, ne me démangea pas :

(J – T ♠ – 3 ♣ – 7 ) – 9 ♣.

Bien sûr, les quintes touchées à l’aide d’un simple huit auraient été fâcheuses pour mon sort ; mais recensant les possibles mains chez mon adversaire, il était primordial que je tente d’empoigner la fin de son tapis de cent-soixante-euros. Tant de valets et de deux-paires qui auraient checké cette rivière à la première occasion ! que je ne pouvais point leur en laisser l’opportunité : je refusai que ces mains puissent sortir indemne de leur rencontre avec mon brelan caché ; et après avoir feint l’hésitation pendant une dizaine de secondes, je prononçai «tapis» en poussant mes piles de jetons vers le croupier.  

Mon concurrent dans ce coup eut comme première réaction de s’adosser droitement à son siège, baissant son casque autour du cou pour mieux se concentrer. Il compta son tapis, une fois puis deux ;  puis il porta son regard sur moi, afin de discerner quelque anomalie qui laisserait transpirer les intentions authentiques derrière ma mise. La décision lui était difficile et, sans me quitter des yeux, il partagea après une minute ses impressions :

— Nous allons la jouer au kicker, c’est cela ?

Je restai silencieux et immobile ; mais vous conviendrez que sa lecture était à deux mille lieues d’être raisonnable : demander un tapis en espérant être payé par une main inférieure, armé seulement d’un A-J ou K-J sur cette texture, serait une preuve d’audace remarquable, et qui dépasserait l’entendement de mes capacités. Mais il persista, et cette fois-ci il reformula ce qui fut autrefois une question, en affirmation : «Je pense bien que nous allons la jouer au kicker…»

Sa dernière cave ! Il faillit décider la préservation, et continuer à jouer encore avec nous le temps de cette plaisante soirée ; mais finalement ses jetons gagnèrent le centre du tapis. Je n’aime point faire durer le suspense pour mes adversaires, donc j’annonçai ma main en jetant mes cartes, l’épargnant des quelques secondes où les yeux tentent de trouver des raccourcis jusqu’à elles. Il exprima brièvement sa surprise quant à mon jeu qu’il avait sous-estimé, et, gardant le sourire, il se leva et nous souhaita une bonne suite en renfilant son casque. Une place se libérait, mais je ne la verrai plus occupée de la soirée : la salle entière était anormalement calme ; j’observais les tables de blackjack  désertées dans les environs ; et la cuisine étant fermée, je n’avais d’autre choix que de commander une part de pizza réchauffée.

Dans les dernières heures de cette session, j’ai retenu par-dessus toutes les autres une main que j’estime intéressante pour des raisons que vous découvrirez ; mais avant de l’aborder, il faudrait que je commente un autre coup dont je fus le témoin, au cours duquel l’homme moustachu et Paolo œuvrèrent à faire gonfler un pot initié par une série de limps. J’essaierai de mon mieux pour le narrer dans des délais raisonnés, car je pressens que je m’éterniserai peut-être sur la dernière main qu’il me restera à raconter.

L’homme moustachu avait posé une option ; et à moins que ma mémoire me fasse défaut, quatre autres personnes payèrent les huit euros requis, dont Paolo au bouton ; j’avais pour ma part couché une main négligeable. Pour accompagner le pot de quarante-deux euros qui s’était formé, le croupier apporta un flop

V ♠ – 9 ♣ – 6 .

Aucun des joueurs ne fit de mise, et silencieusement, sans agitation aucune, le croupier fut autorisé à faire suivre la turn :

(V ♠ – 9 ♣ – 6 ) – 4 ♣.

C’est l’homme moustachu, le deuxième à devoir se prononcer, qui misa trente euros pour siffler le coup de départ. On coucha jusqu’à Paolo, qui paya sans trop de soucis : les deux concurrents se trouvèrent en heads-up pour la rivière — et je soulignerai ici que ces deux hommes semblaient avoir beaucoup joué ensemble : entre eux une entente se faisait aisément sentir quand on les écoutait converser. La rivière vint :

(V ♠ – 9 ♣ – 6 – 4 ♣) – 10.

L’homme à la moustache grise misa rapidement cinquante euros, avec une main que j’imagine au moins plus forte que Q-J sur cette texture. Paolo jeta un dernier coup d’oeil à ses cartes, et les rangea sur la droite, comme il le fit lors de la main que je jouai contre lui, les ordonnant parallèlement à la même ligne dorée. Il ne polémiqua point et relança à cent-cinquante euros ; et l’honnête joueur dont la mise venait d’être triplée se trouvait troublé par la démonstration de force de son adversaire.

— Tu tiens à me dire que tu as touché avec ce dix, donc ? il demanda.

— La rivière ici est fatale… répondit Paolo.

De nouveau, je tentai d’observer si le langage corporel de Paolo indiquait une quelconque tendance : mais il mélangeait les jetons aussi calmement que tout à l’heure ; ses cartes étaient pareillement ordonnées ; et sa courte élocution n’était pas assez marquée d’un ton timide, nerveux ou sûr de lui, pour permettre une interprétation à laquelle on pourrait se fier. L’homme moustachu, en revanche, acquiesça avec un air abasourdi, et, n’ôtant jamais ses yeux du board et de son malheureux dix, il s’avoua vaincu et jeta ses cartes dans le muck.

— K-Q ? 8-7 ? il enquêtait.

— Un peu des deux, mais j’ai la quinte je t’assure, répondit Paolo dans une voix bienveillante, tout juste après s’être débarrassé de ses cartes à son tour.

Je doute qu’un jour, je sache quoi faire de ce type d’informations qu’il nous arrive de récolter, mais dont la fiabilité est si relative ; Paolo avoua sa main à son copain d’un ton si sincère que je pense que je le crus ; mais cela est-il raisonnable d’assumer qu’au poker, un joueur ne peut pas faire preuve d’une malhonnêteté quand jamais elle ne sera découverte, surtout si elle permet de remporter des pots comme ce dernier, pendant une vie entière à jouer contre un copain qui vous fait innocemment confiance ? Trouverait-on, si on pouvait le vérifier, des hommes droits qui se permettent de dévier de la vertu sous ces circonstances précises, mais de la feindre néanmoins, pour y gagner quelque chose, en ne risquant jamais que leurs écarts soient un jour dévoilés ? Je ne connaissais pas assez Paolo pour savoir s’il était ou non de ceux qui n’avaient pas de problèmes à mentir au poker : certains joueurs que vous pourrez rencontrer aux tables auront tendance à exprimer rapidement leurs philosophies et vous partager leurs plus beaux discours sur le fait de n’avoir qu’une parole en tant qu’homme, et d’être aussi droit en dehors qu’autour de la table. La majorité du temps, la sincérité du discoureur sera facilement perceptible, et de toutes manières ce dernier n’hésiterait à aucun moment de vous prouver sa vérité en montrant ses cartes.

Mais ici, il m’était impossible d’être certain que Paolo ne mente pas ; et je n’appréciais que très peu l’embarras d’avoir noté ou confirmé certains tells, sans pouvoir vous communiquer si ces derniers indiquaient plutôt de la faiblesse, ou de la force.

Vous comprendrez tout de suite pourquoi ce coup était nécessaire pour contextualiser la main qui va suivre, où de nouveau, avec Paolo nous nous disputions pour un pot d’une bonne taille. Préflop, l’action se déroula comme suit : un joueur en face de moi (il y eut des arrivées et des départs au cours de la soirée, donc les noms et les visages avaient changé) posa une option à huit euros ; un joueur limpa, et Paolo relança à vingt-huit euros. La parole me vint, au cut-off, et j’ouvris les dames en rouge,

D D ;

je 3-bettai à quatre-vingt-seize euros pour m’éviter de devoir manœuvrer dans un pot à six joueurs plus tard. Tout le monde coucha jusqu’à Paolo; et avant de répondre à ma relance, il examina ses cartes : une nouvelle fois, il les rangea sur sa droite en les superposant parfaitement, et en les alignant à la démarcation qui le séparait de son voisin. Aimerait-il sa main ? S’il y avait une tendance que j’avais retenue de mes observations, c’est qu’il semblait prêt à jouer à chaque fois qu’il exécutait ce simple mouvement, qui n’était pas habituel au point de surgir à chaque coup. Quelques angoisses se réveillèrent alors en moi : suis-je tombé, avec ces pauvres dames, contre les rois, ou les as ? Paolo paya mon 3-bet simplement, mais ces questions subsistèrent néanmoins : il ne serait pas étonnant que quelques fois il décide de slow-play ses meilleures mains. On nous servit, pour ce pot de deux-cent-vingt-deux euros,

6 8 9 ♠.

Paola checka rapidement, et déjà je sentais l’indécision m’attraper. Nul besoin de me convaincre que j’avais de la value à extraire dans l’éventail suivant : 7-7, 10-10, J-J, J-10, AKou encore A J, A10, et certaines combinaisons encore que je fais le choix de négliger ici. Un adversaire coriace, cependant, n’aurait eut point de difficulté à deviner que me relancer sur ce flop m’aurait mis dans une situation des plus indélicates : aurais-je été prêt à payer trois barrells, jusqu’aux derniers bouts de mon tapis de six-cent euros, si aucun cœur ne sortait, ou si ni la turn ni la river ne complétaient les semi-bluffs en attente d’une quinte comme 7-7, V-10 ou 10-10 ? Les possibilités de brelans étaient aussi bien réelles, ainsi que deux paires avec 9-8 — et je n’oubliais pas l’éventualité que mon adversaire ait dissimulé une paire d’as en se retenant de 4-bet préflop. Cela comptait déjà pour un bon nombre de mains contre lesquelles mes dames seraient mal en point. L’avantage de range était au final trop en sa faveur, et je me résolus à checker; et la turn :

(6 8 9 ♠) – 2 .

Mon concurrent misa cent euros sur ce troisième cœur ; et possédant la dame de cœur, qui pouvait me sauver si j’étais face à un brelan, je jugeai que j’avais là un call d’une banale facilité, car énormément de semi-bluffs demeuraient dans sa range : Les A-K, A-J et A-10 pourvus de l’as de cœur ; et d’autres mains, comme 10-10 ou V-V, pouvaient facilement se value-cut si on m’imaginait avec deux overcards. Nous vîmes donc la rivière :

(6 8 9 ♠ 2 ) – 7 ♣.

Cette carte annonçait, si Paolo continuait à miser, un désagréable moment que je devrais passer à déceler les nœuds dans l’équation ; et pour mon mécontentement, celui-ci en effet poursuivi son agression, avec une mise de cent-cinquante euros, dans un pot qui en faisait déjà quatre-cent-vingt-deux. Que mon adversaire ait été en value ou en bluff, c’était un sizing on-ne-peut-plus approprié pour faire payer ou coucher ma main; même ses brelans, et même les éventuelles paires d’as, auraient pu tenter de faire payer mes overpairs, les mains les plus probables que j’eusse pu détenir à ses yeux, s’il avait lu la situation avec justesse.

Je ne le vis pas bluffer de la soirée, me rappelai-je ; aussi je me souvins des calls très ambitieux que j’avais pu faire lors de mes dernières sessions, et qui, cumulés, me coûtèrent de considérables sommes d’argent, même en les équilibrant avec les calls corrects que j’avais pu faire sur la même période. Peut-être, je me disais, que c’était là une bonne occasion de trouver un hero fold pour une fois ; mais avant il fallait au moins que je jette un œil à mon adversaire. Il n’avait pas retouché ses cartes, qui demeuraient disposées avec rectitude sur son tapis ; il mélangeait ses jetons pour un moment avant d’en prendre deux dans ses mains et de jouer avec, les coudes sur la table et les mains en l’air — un signe, loin d’être banal, que j’étais décidé à ne pas écarter ; en revanche, on pouvait à mes yeux l’interpréter de deux manières opposées. D’une part, cette gestuelle que j’observais pour la première fois, signifiait peut-être une anomalie dans son jeu, et pouvait accompagner son premier bluff de la soirée ; mais d’autre part, l’action de soulever des jetons pour jouer avec eux est, intrinsèquement, un geste qui démontre une aisance et une confiance en soi : car afin de lever les bras de cette sorte, nous devons nous opposer à la force de la gravité et lui tenir tête pour la durée de la réflexion de notre adversaire ; et cela dit, une personne rendue nerveuse par son bluff, aura davantage tendance, inconsciemment, à se laisser soumettre par la gravité, pour ne pas dissiper ses efforts de se maintenir intraitable le temps que son adversaire l’examine.

J’essayai une dernière méthode avant de prendre ma décision, et lui demandai si c’était les as qu’il osait jouer de la sorte ; «la rivière, fatale encore une fois…» que j’entendis…

Je devais maintenant apprécier l’honnêteté de mon voisin de droite ; pouvait-il prononcer, avec une intention différente, la même phrase que tout à l’heure, lorsqu’il affirmait être en value ? Je ne pouvais toujours pas décider ce que je croyais par rapport à sa première déclaration ; aucune preuve ne nous avait été fournie pour en attester ; et maintenant je devais prendre une décision difficile : laborieuse rivière, fatale en effet !

Mise en relation au pot, la mise n’était au final pas si grande ; mais toujours cette envie de progresser et d’économiser de l’argent me traversait. Combien de bluffs demeuraient ? A-K et A-J avec l’as de cœur ; les combinaisons suitées de Q-J, que je bloquais en grande partie; J-J aurait-elle été une main à tourner en bluff ici ? La rivière, fatale en effet, s’annonçait tout aussi longue ; et je comprenais à peu près que pour rester endurant, il fallait que j’apprenne, lorsque les circonstances m’en conjureraient, à renoncer à ces pots de plusieurs centaines d’euros, que je rencontrais de manière plus régulière depuis mes débuts à Saint-Julien.

Je pris la décision de grandir ; de lâcher prise ; de laisser aller : et je me séparai enfin de ma main. Entendant ma requête lui sommant de montrer son jeu, Paolo ne vit aucun mal à nous montrer son audacieux J Q ♣. Tout de suite j’admis l’ingéniosité de sa ruse, sauf son call préflop fort discutable ; et bien qu’en partie je regrettais mon fold, il n’en était rien : j’analysais toujours ce coup et ses intrications, et tant que ces derniers continuaient de me stimuler, je n’avais pas le souci des regrets ; et plus tard, une fois que j’achevai de les analyser, je n’avais plus de motif de les regretter, car j’en avais compris entièrement le déroulement, et apprécié le caractère nécessaire de mes actions et de mes raisonnements pour les justifier.

Bien que le coup fût passé, ma marche au bord de la rivière continuait, et au bout de quatre heures je n’avais en réalité pas fait un pas ; je finis la session avec un cash-out d’exactement cinq-cent euros, pour un buy-in de la même somme, au centime près. Je vous ai épargné les mains plus ordinaires que je pus jouer au cours de cette soirée, car ce billet dans mon journal s’en serait trouvé bien trop long et trop peu captivant en comparaison ; mais la rivière étant assez longue pour que je ne devine pas encore sa fin, je ne doute point qu’en persévérant sur son bord, il me soit donné de jouer de nouveaux coups plus délicats, dans des contextes plus singuliers. Je risque cependant, par les mêmes occasions, de reprendre le cours de mes divagations de promeneur ; celles que je m’amuse, avec le reste, à vous diffuser, comme les messages que l’on glisse dans une bouteille, et que l’on lâche dans la rivière pour que son écoulement éternel les emporte avec elle.

Dans Le Seum D'Un Semi-Pro

4 – Perdre le moins possible

4


Perdre le moins possible

Je redeviens fumeur passif le temps d’une soirée. Assis à une table de 1/2 à Lausanne, je suis positionné entre deux pompiers qui font tourner des joints de shit dont les odeurs agressent mon nez. La table est détendue ; on y compte huit joueurs, parmi lesquels beaucoup d’amateurs qui n’ont cavé que 100 francs.

Après plus d’une semaine sans jouer, cette soirée marque mon retour aux tables, qui pourrait mieux se dérouler : en deux heures de jeu, je n’ai eu que très peu d’action et aucune impulsion de bonnes cartes ne vient aider mon stack à grossir, où à maigrir moins rapidement. Il semble que la Fortune n’ait pas apprécié l’abandon que je lui ai fait souffrir.

Je n’y pouvais rien pourtant, ou bien pas grand-chose. Plusieurs soirs d’affilée, c’était ma voiture qui dormait chez ses mécaniciens et me laissait sans mode de transport. Le reste du temps, mes dispositions inflammables me gardaient d’aller brûler mon argent sur le tapis vert. Une humeur exécrable ne vous empêche pas de gagner, mais une fois que vous commencez à perdre dans un tel état, les pertes ne sont pas aussi minimes qu’elles devraient l’être — et je connais mes tendances à trop vite me détacher de la vue d’ensemble sous de grises émotions. Aujourd’hui le ciel n’était pas moins nuageux, mais je me suis forcé malgré tout à venir jouer : le field ici est plus soft qu’autre part, l’ambiance sympathique, et la nourriture offerte.

Il est 20 heures et les sandwichs qui nous avaient été préparés ont tous fini d’être engloutis. Le jeu reprend.

Il y a option à la table, posée par l’un des seuls joueurs qui a cavé plus de 200 francs au départ. Tout le monde fold avant moi et j’ouvre au bouton :  

86.

Il reste trois joueurs à parler et si je décide de relancer, à cause de l’option, il faudra que je vise les 12 francs : cela fera un peu trop grossir le pot à mon goût pour cette main, surtout si le joueur UTG se décide à 3-bet. Avec 250 francs, je couvre les trois joueurs restant, et choisis de juste call en vue de payer si un autre joueur relance ; sinon je ferai grossir le pot plus tard si le board me convient.

Après moi, la SB paie l’option, le joueur en BB se couche, et le joueur UTG relance à 15 francs. En position, je paie facilement, et la SB aussi.

Il y a 47 francs au milieu et le flop vient :

9♠ 54.

Check de la SB, et le joueur UTG fait suite à son agression en misant 20 francs. La parole me revient et plusieurs options se présentent — folder est la moins intéressante d’entre elles. Je peux float, tenter de réaliser mon équité avec ma gutshot et les carreaux en backdoor, en comptant sur la côte implicite et potentiellement bluffer par la suite si le run-out est opportun. Sinon, je peux relancer sur ce flop qui touche bien ma range perçue pour gagner le pot tout de suite — ou toucher le gros lot si je me fais payer et qu’un 7 sort.

Plusieurs raisons me font pencher vers un simple call : le joueur en SB n’est pas très agressif et relancera très rarement si je call, tandis que le joueur UTG qui a misé n’est pas des moins combattants. Le fait qu’il ait posé un straddle a possiblement empoisonné nos réflexions et je m’attends au pire : j’ai vu un bon nombre de joueurs, solides ou non, prendre des lines plus déviantes qu’un délinquant sexuel dans l’unique but de défendre leur option. Par expérience, je lui impute un ratio bluff/value biaisé par son straddle, mais si mon adversaire est conscient de cela, il pourrait à son tour s’imaginer que je suis plus souvent en bluff si je relance ici — et je ne l’imagine donc pas cesser de se battre pour ce pot aussi facilement. De plus, je jouis toujours de la position absolue dans ce coup, et pourrai tranquillement évaluer mes options à la turn.

Je paie, SB fait de même, et la turn vient :

(9♠ 54)- 9.

SB check, et plus peiné UTG fait de même. Le pot fait 107 francs et la turn m’ouvre un tirage carreaux en plus de ma ventrale. UTG n’a probablement pas de 9 : j’interprète son check comme un give-up chagriné après deux tentatives de bluff avec air. Le joueur en SB pourrait avoir beaucoup de mains qui ne détiennent pas de 9 non plus — avec un stack d’une cinquantaine de blindes et sans réelles bases théoriques, préflop il aurait pu payer depuis la SB avec des petits as suités, qui pourraient lui donner un tirage quinte ou une paire de 4 ou de 5 : ce sont ces mains que je vais cibler pour le semi-bluff que je prépare, lourd de 80 francs, annonçant résolument que j’ai un 9 et qu’il faudra être prêt à payer pour prouver le contraire.

Le joueur en SB fold rapidement. UTG, quant à lui, me fait savoir qu’il a une vraie main, et qu’il n’est pas prêt à folder tout de suite. Il hésite, tergiverse et hésite encore, répété que ça n’est pas possible, une telle turn… Il se sait vaincu, sait qu’il doit folder : il est pleinement conscient que c’est la chose à faire — jusqu’à ce que…

Pendant tout le long de la main, le joueur en BB qui s’était couché préflop fumait paisiblement son gras joint de shit ; et sur cette turn devant ma mise, pour aider son ami dans sa prise de décision, il lui tend ce calibre enrobé d’une feuille brune :

— Le joint de la force, fume dessus, lui conseille-t-il.

Mon adversaire accepte ce cadeau et reprend sa réflexion, rythmée par les mouvements de la fumée qu’il expire — et après deux bouffées, il craque. Tapis annoncé, résigné, convaincu d’être perdant : mon adversaire pense me faire don de 200 francs en jetons. Je n’imagine pas que mon tirage est assez bon pour payer : Il me faut rajouter un peu moins de 120 francs dans un pot qui en fait déjà 380. Alors j’encaisse la perte sans chasser de carreau ou de 7, et mon adversaire montre une paire de rois, fier de la résilience de ces barbus.

— Je me suis dit que peut-être un roi tombe à la rivière et je prends tout ! Sinon je sais que je peux pas payer !

La main aurait été plus facile à décrypter s’il n’avait pas posé de straddle, je me dis pour me consoler. Face à une relance UTG j’aurais agi avec plus de précaution, mais à travers son option le poison avait été versé dans mes pensées ; et je ne pouvais pas l’imaginer avec une si forte main.

La partie continue : malgré les coups durs je ne peux pas gagner si je ne joue pas. Mais de la même manière qu’aucune carte ne vient soulager ma cave anorexique, mon humeur ne trouve pas en moi les sentiments qui suffiraient à l’alléger. Les joueurs se connaissent pour la plupart et rigolent entre eux et avec le croupier ; moi aussi les ai quasiment tous vu plusieurs fois, pourtant je ne trouve pas ma place. Ce soir je n’ai pas même la force de la chercher : regrettant de m’être déplacé, je reste assis, assujetti et mis à nu par les cruels vents de la Chance qui pourraient m’échauffer s’ils me soutenaient ; en attendant qu’ils se ravisent, je pense déjà au retour.

Ce soir, pour la dernière fois je pourrais rouler avec ma voiture dans la légalité. Des soucis imprévus se sont additionnés avant que je puisse valider le contrôle technique, et m’occuper d’eux impliquerait trop de frais que je ne pourrais pas digérer. Il a fallu que je renonce à la réhabiliter alors même qu’elle roule à peu près parfaitement : les problèmes accessoires de rouille et de pollution ou d’électroniques sont nombreux, m’échappent et me dépassent. Je prévois de la ranger, possiblement au chaud, en attendant d’économiser les sous qui suffiront à la remettre en état. En attendant, à partir de minuit, le contrôle technique sera dépassé et l’assurance deviendra inopérante — et ce malgré les pneus hivers neufs que j’ai fait poser dessus il y a deux semaines.

Il faut apprendre à vivre avec cet optimisme parfois délirant, la cause de bien des défaites aux tables autant qu’en dehors.

♠  ♦  ♣  

Quelques tours plus tard, le hijack qui est un bon joueur très tight relance à sept francs. Le bouton call, et en SB j’ouvre :

J♠ J♣.

Je choisis de 3-bet, même si j’imagine qu’un call pourrait convenir contre l’ouverture d’un joueur tight. Je relance donc à 30 francs, et après moi la BB couche, hijack aussi, et seul le bouton, avec un stack de 160 francs, paie après un semblant d’hésitation — je me souviens alors qu’en arrivant il racontait son après-midi passé dans un restaurant à boire avec des clients pour un déjeuner d’affaires. Âgé de la vieille trentaine, il semble quelque peu compétent mais je lui attribue un sens du discernement atténué par les effets de l’alcool. Pour payer ici, je lui trouve un éventail de mains très réduit : des pocket pairs en majorité et possiblement des bons connecteurs suités. Le flop :

5A 5.

C’est à moi de parler. Je n’aime pas tant ce flop, mais ma lecture préflop reste la même : j’imagine chez mon adversaire bien plus de paires intermédiaires, allant de 6-6 à 10-10, que d’as. Alcoolisé, pourra-t-il les coucher aussi rapidement, sur un flop qui me rate une partie du temps si je peux 3-bet en bluff ? Je finis par conclure qu’il y a de la value à prendre ici, et que checker serait une erreur. Le pot fait environ 70 francs et je mise 30 de nouveau.

Mon adversaire prend une pose philosophe : il cherche à déceler la vérité qui se cache derrière ma mise. Son dos est collé droitement à son dossier, ses bras forment un rectangle allant de son abdomen à son menton, et une main lui sert à se caresser la barbe. Est-ce le reste d’alcool dans son sang qui le rend si pensif ? Je me demande avec quelles mains il peut se poser de si préoccupantes questions. J’ai du mal à le déterminer, mais à ma grande surprise il décide de relancer à 100 francs, laissant 40 francs à son stack.

Je ne comprends pas : s’il avait un as, il devrait avoir peur de relancer tant j’ai le droit d’avoir A-K ; puis pourquoi se laisser 40 francs derrière ? Jouerait-il un tirage coeur de cette manière ?

Je n’imagine pas des as moins bien kickés que A-J relancer ici ; de plus, ma mise n’étant pas énorme, je le vois davantage payer avec un tirage cœur que relancer. Il lui reste les paires intermédiaires, et son alcoolémie supposée m’entraîne à lui inférer un raisonnement que seuls les joueurs sans connaissances théoriques, notamment alcoolisés, peuvent régulièrement démontrer. L’ayant vu se poser beaucoup de questions avant de relancer, je me représente ainsi le cheminement qui a dû traverser ses pensées :

— Soit il a l’as, soit il ne l’a pas… Avec ma paire, je bats tous ses bluffs… Mais si je ne fais rien, je serai obligé de me coucher s’il continue à miser… Vu qu’il est peut-être en train de bluffer, je vais essayer de gagner le pot tout de suite… !

La frontière entre bluff et value est brouillée par ces profils qui s’attachent à des mains assez pour envoyer tapis dès le flop, mais pas assez pour payer trois fois, flop turn puis river.

Essayant de démêler le vrai du faux à mon tour, je compte que je dois rajouter 70 francs pour payer sa relance, 110 francs pour le mettre à tapis, ce qui revient essentiellement au même. Le pot fait déjà 190 francs. Mon read me semble plausible : quelques fois je ferai face à A-J, A-Q ou plus rarement A-K, mais assez souvent des paires de dix, de neufs ou autres. Commit, je relance alors à tapis, et mon adversaire est saisi d’un désenchantement palpable — mais il paie quand même. Son mécontentement devant mon tapis me réconforte dans l’idée que j’ai la meilleure main : la turn et la river ne font rentrer aucun cœur, et je montre ma main. Il regarde ma paire et s’exclame :

— Ouh ! J’ai serré les fesses en payant quand même !

Il montre son jeu : A♠ 4♠.

Manifestement mon read était à côté de la plaque. Étais-je si loin du compte ? Y a-t-il un univers parallèle où cette main s’est achevée avec ma victoire, contre 9-9 ou 8-8 ? Je ne peux que l’espérer. C’est plus simple qu’admettre une erreur aussi grossière : payer un tapis avec une paire de valets sur un board qui montre un as, je l’ai fait une fois par le passé et pensais avoir retenu ma leçon — apparemment pas.

Je continue à perdre comme si j’avais oublié comment faire pour gagner. Avec ma tête de mort et des pensées noires qui déteignent sur le décor, j’ai tout d’un drapeau pirate — et la défaite ronge les os de mon crâne.

Même sans l’aide de ces mains problématiques, ma bankroll a pris un coup récemment  : pour remplacer la XM sur le point d’expirer, j’ai fait avant-hier l’acquisition d’une nouvelle voiture, moins chère, que j’ai récupérée avec un vice caché malgré le contrôle technique récent qui l’accompagnait. Je ne demandais qu’à trouver une voiture qui ferait taire les maux de tête que m’incombe l’entretien de la XM, pour que je puisse continuer à faire mes kilomètres et aller jouer l’esprit évidé de ces tracas mécaniques — mais même une tâche aussi anodine doit enfanter son lot d’anicroches.

Je me retrouve ainsi coincé avec une voiture condamnée à aller de l’avant à cause d’une marche arrière non fonctionnelle, impossible à réparer immédiatement à cause des fêtes et des vacances que s’offrent tous les garages de la région.

— Si tu voulais une voiture sans problèmes, il fallait chercher pour cinq, six mille euros ! m’expliqua le vendeur.

Comme au poker, j’aurais besoin de meilleures cartes pour arrêter de perdre — une meilleure carte de crédit aurait fait l’affaire.

♠  ♦  ♣  

La soirée continue sans que Fortune ne repose ses yeux sur moi. Il est environ 22 heures. J’ouvre une bonne main après une seule relance du bouton à 10 francs :

K Q.

Plutôt que 3-bet, je décide de call avec cette main qui joue très bien postflop et qui domine une partie de la range très loose d’une relance au bouton. La grosse blinde call aussi, et à trois nous voyons le flop suivant :

K54♣.

Nous checkons jusqu’à laisser le bouton parler, et ce dernier exécute sa mise de continuation : 20 francs dans un pot qui en fait 30. Je ne vois pas trop d’intérêt à relancer avec ma main qui pourra facilement encaisser plus de pression par la suite, donc je paie ; la BB fait de même. La turn :

(K54♣)- 8♠.

Je check de nouveau, et mes deux adversaires pareillement. La rivière vient :

(K54♣- 8♠)- Q.

Premier de parole, ce spot complexe stimule tous les recoins de mon intellect tant j’aime cette river autant que je la déteste. Si quelqu’un a les cœurs, je devrai payer au moins 70 francs pour vérifier les papiers ; pourtant ma double paire pourrait extraire de la value sur un bon nombre de combinaisons chez mes adversaire, des mains qui en majorité ne s’aventureraient pas à miser maintenant que trois cœurs sont exposés.

Finalement je mise 35 francs dans ce pot qui en fait 90, pour me faire payer par des rois — il faudra néanmoins que je fold si je fais face à une relance.

La BB paie : à priori c’est une bonne nouvelle. Vient le bouton, qui tout de suite relance à 100 francs. C’est là le même joueur qui s’était régalé de mes jetons avec son A-4 suité tout à l’heure — mon envie de revanche refait surface mais j’arrive à la contenir, et conformément à mon plan d’action je me résigne à folder. La BB paie et le bouton montre J9pour une flush. Le payeur dira qu’il avait deux paires aussi, sans les montrer.

Aurais-je pu remporter le coup si j’avais appliqué plus d’agression ? Ou bien ai-je perdu le minimum ? La ligne est difficile à tracer, donc j’arrête d’essayer et me concentre sur les mains qui suivent, en prenant le temps d’annoncer mon départ dans une demi-heure. Mon humeur est trop grave et ma passion trop absente pour continuer à endurer des coups comme celui-ci.

Dans ces derniers temps, j’ouvre au hijack :

A♠ 10.

Tous se sont couchés avant moi, donc j’ouvre les enchères avec une relance à huit francs. Je me fais payer par quatre joueurs, dont les deux en blindes. Le flop vient :

K♠ Q♣ 6♠.

La parole me vient après que les blindes checkent, et ma main me semble être un bon candidat pour c-bet sur ce board qui m’avantage fortement. Si besoin est, je suis prêt à envoyer deux voire trois barrels car je sais que des dames pourront se faire collantes. Dans un pot de 32 francs je mise 25, et tous couchent sauf le joueur en grosse blinde, plus formé au poker que le reste de la table, et qui joue avec une profondeur de 400 francs et quelques. Il reste à mon stack 200 francs après cette mise au flop, pour un pot qui en fait maintenant 82. La turn :

(K♠ Q♣ 6♠)- 4.

Mon adversaire check, et j’exécute le deuxième acte de mon plan en misant 70 francs. Je veux faire coucher les dames et c’est pour moi le meilleur moyen d’y arriver, en m’appuyant sur le fait que mon adversaire est serré et que mon image de bluffeur s’est amoindrie ces derniers quarts d’heure.

Cela dit, voyant que je joue encore 130 francs derrière, plutôt que payer ou coucher mon adversaire préfère relancer à tapis : m’obligeant à renoncer au pot, sans que je n’arrive à déterminer s’il s’agissait là d’un play standard ou d’un spew de ma part. Quand la défaite s’introduit chez vous, elle tend à guider jusque dans votre salon son animal de compagnie : le doute.   

Il demeure que je suis soulagé d’atteindre la fin de la session. J’en ai assez de perdre ; et je ne peux pas perdre si je ne joue pas. Je termine la journée avec 100 francs en jetons, soit une perte de 400 francs. Je remercie l’hôte et salue les autres joueurs avant de m’éclipser. Il n’est pas minuit : la XM est encore valide et au moins là je ne risque pas la défaite au cours d’un contrôle par la police ou la douane.

Dans une semaine environ, je ferai réparer la marche arrière de ma nouvelle voiture. La semaine qui suit, je devrai partir à Bruxelles pour un ultime examen d’espagnol qui me permettra d’obtenir pour de bon mon bachelor. Il est peut-être préférable que je me concentre sur ces deux victoires à saisir avant qu’elles ne se transforment elles aussi en défaites additionnelles. Je retournerai jouer quand j’aurai réappris à gagner d’abord dans la vie ; ensuite j’essaierai à nouveau aux tables. Autrement, les soirées à venir sont vouées à me sembler plus froides et plus revêches qu’elles ne le sont déjà cet hiver.

Dans Le Seum D'Un Semi-Pro

3 – Routine & anarchie

3



Routine
& anarchie

* Prénoms d’emprunt

Cette nuit n’était pas parmi les plus calmes pour mon sommeil. Il est 11 heures 30 quand je me réveille naturellement, et j’ai au moins pu dormir huit heures, c’est le principal. En enfilant mes chaussettes, je découvre sur ma cheville gauche une plaie qui m’irrite au moindre contact. Une croûte commence déjà à se former — à quand cette blessure remonte-t-elle ? Quelle en fut la cause ? Je ne sais pas répondre : les pieds couverts d’ordinaire, il ne me semble pas avoir traversé de champ de ronces récemment. Tant pis. Je range mon pied dans ma chaussette quand même, et sûrement je trouverai la réponse dans la journée si la question continue de me turlupiner.

Comme hier, la journée se fera courte entre mon réveil et mon départ pour Montreux. Nous sommes dimanche et je m’apprête à conclure cette fin de semaine où j’ai presque travaillé à plein-temps. J’ai été jouer à Lausanne jeudi, en 1/2. 60 kilomètres à l’aller et encore au retour pour gagner 180 francs ; parti de chez moi vers 19 heures, je suis rentré à 2 heures 30 et me suis couché vers 3 heures.

Le lendemain j’ai été à Lausanne encore, dans un autre endroit où l’on jouait en 1/1. Parti de chez moi à 17 heures 45, j’ai joué cinq heures et suis parti en même temps que la room fermait, à 1 heure du matin, perdant de 100 francs. Au lit à 2 heures 30.

Hier fut une journée plus longue que les précédentes : la room du casino de Montreux, à 90 kilomètres de chez moi, ouvre ses portes à 16 heures et j’y arrivai juste après l’ouverture pour éviter de passer trop de temps en liste d’attente. Parti de chez moi a 14 heures 45, la circulation était absurdement ralentie à cause d’un accident sur l’autoroute ; j’ai donc joué six heures après deux heures d’attente, et suis parti de Montreux à 1 heure 30 avec un bénéfice de 230 francs. Chez moi à 2 heures 45, au lit à 3 heures 30. J’ai oublié de dîner.

Aujourd’hui, réveil à 11 heures 30 et départ prévu à 15 heures 15 : le dimanche, les tables de poker se font moins désirer et même la première peut mettre jusqu’à une heure à ouvrir avant que six joueurs ne se présentent.

Je suis en train de boire ma deuxième tasse de café quand sonnent les coups de midi. Je n’ai malheureusement plus de biscuits pour mon petit-déjeuner donc je compense en mettant davantage de sucre dans mon café ; j’attendrai une heure ou deux pour manger.

Le soleil tombe à pic pour rayonner à travers ma fenêtre, jetant ses lueurs sur mes murs en même temps que les sons californiens les font vibrer. Je passe un temps à dénicher des morceaux de G-funk pour les télécharger et les ajouter à ma playlist dédiée,  pour capturer l’énergie et le groove qui suffisent à vitaliser les longs trajets jusqu’au casino.

Sur mon bureau je rapproche vers moi le plateau en carton sur lequel je range tous les ingrédients pour rouler un joint, et sur lequel les miettes séchées de ces derniers jours s’accumulent, se multiplient presque. C’est de la CBD que je roule, à mes yeux préférable à l’herbe normale, agrémentée de THC et qui sert de cheval de Troie pour toute une myriade d’effets psychoactifs que je ne tolère plus. Vêtu de mon manteau, je continue mon écoute d’un rappeur de Long Beach à la fenêtre de ma chambre, vulnérable à la froideur de l’hiver pendant que je fume.

Je suis de nouveau dans mon lit à 13 heures, non pas pour siester mais pour résoudre quelques nonogrammes et quelques killer sudokus dans le plus grand des conforts. Les ventres creux de la journée où l’ennui montre le bout de son nez sont facilement comblés par ces puzzles, plus vertueux et moins polluants pour l’esprit que les réseaux sociaux, je suppose. Des algorithmes logiques supportent mon raisonnement pour chaque case que je remplis, rien n’est laissé au hasard et je m’évertue à battre mes records de vitesse. Tous les jours, trois quarts d’heure par jour en moyenne, répartis à différents moments de la journée, depuis peut-être des années maintenant — de quoi rendre jalouses mes tentatives d’exercer un sport physique sur une longue durée.

J’enchaîne avec une douche avant de me faire à manger ; puis j’achève mon déjeuner avec un nouveau café. Il est maintenant 14 heures 45, et j’attaque cette dernière demi-heure où je n’aime rien faire tant l’heure de départ me fixe du coin de l’œil. Je n’ai pas le temps de jouer à Yakuza 0, à peine le temps de regarder un épisode de Jojo’s, ni le temps de réviser mon espagnol sérieusement. Je me résigne à survoler une des dernières sorties de rap francophone ; et rapidement il est l’heure.

Je mets des vêtements plus citadins et prends la route. En partant je remercie le soleil qui brille ; grâce à ses rayons chaleureux ma voiture ne peine pas tant à démarrer. Il ne fait malgré tout pas assez chaud pour rouler fenêtres ouvertes — les chants de Nate Dogg n’ambianceront que moi sur le chemin jusqu’à l’autoroute. Tant pis pour les nombreux promeneurs ou simples piétons qui abonderont sur les trottoirs en cette radieuse fin de week-end.

Cela dit, Nate Dogg se fera entendre par d’autres : je fais monter deux jeunes auto-stoppeuses — elles me diront qu’elles sont au collège — qui se dirigent vers Ferney-Voltaire, la ville frontalière que je traverse pour arriver en Suisse. Je les accueille avec fierté à bord de ma berline : les enceintes sont neuves, les sièges confortables, et l’intérieur de la voiture est à peu près rangé — hormis une pile de CV jamais distribués qui traînent sur la banquette arrière. J’atteins sans tarder leur destination et les dépose pendant qu’elles me remercient.  

— Ça sera à vous de prendre les gens en stop quand vous aurez une voiture ! je les préviens.

Au feu rouge après les avoir déposées, je me dis qu’il était peut-être précipité de leur faire cette remarque, elles qui conduiront dans trois ans au minimum. Peu importe : il faudra bien qu’elles réalisent que tout est cyclique dans la vie, les boucles se bouclent et à un moment ou un autre il faut redonner ce que l’on a pris — c’est de l’alchimie.

La route se fait facile et agréable en Suisse, rapide même. J’arrive à Montreux en avance, et en marchant jusqu’au casino je me souffle quelques rappels basiques par rapport à mon jeu. Des rappels stratégiques : je pense aux mains à problèmes les plus récurrentes qui demandent toujours un peu de réflexion, au moins lorsque l’on s’impose de prendre en compte les profils adverses. A-J dépareillé, UTG+2 après une relance UTG : Dans quel cas call ? Dans quel cas 3-bet ? Après une amassée de calls, J-7 suité, check ou squeeze depuis la grosse blinde ?

Je me rends compte que je n’ai presque pas pensé au poker de la journée ; pourtant je suis là, à 90 kilomètres de chez moi, prêt à jouer.

Nous nous marchons presque dessus avec un autre joueur qui arrive au guichet de poker à la même heure que moi exactement. Julien* nous accueille en faisant signe à un croupier de mettre en place une table qui n’attendait qu’un joueur pour ouvrir.

Il compose numéro après numéro depuis le téléphone sur son comptoir, et peu à peu les joueurs se ramènent. Nous sommes sept, et je reconnais un seul de mes adversaires, Luzlim*. J’ai joué une fois contre lui, à une partie privée à Lausanne il y a une ou deux semaines, et sa coupe de cheveux a vraisemblablement marqué ma mémoire car c’est grâce à elle que je l’ai directement reconnu aujourd’hui. De long cheveux qui ondulent vers l’arrière comme s’ils étaient gominés, pourtant en faisant face à des décisions difficiles en jouant, j’avais remarqué son habitude de se décoiffer avec frénésie, pour qu’ensuite sa chevelure, de sa propre initiative, retrouve sa lisseur magiquement en se rabattant vers l’arrière. Âgé peut-être de quelques années de plus que moi, il avait fait preuve de bonnes lectures et d’une agression maîtrisée, pas aussi timide que celle d’autres jeunes joueurs que j’ai pu croiser : un bon joueur, en bref, assis en face de moi.

Les cinq autres joueurs semblent aujourd’hui plus combatifs que d’ordinaire : ils n’ont pour la plupart sûrement pas la trentaine, et seulement un homme de la cinquantaine est assis deux places à ma droite pour équilibrer le tout avec son jeu qui devrait être plus passif que les autres.  

Le ton est au repos quand la partie démarre. Les batailles pour des masses de jetons ne viennent pas tout de suite ; je joue quelques mains sans que rien de trop hors-du-commun ne se passe. J’ai dû abandonner un pot ou deux lors de cette demi-heure ; quelques check/folds au flop depuis ma grosse blinde ; et quelques pots aussi que j’ai ramassés en faisant suite à ma relance préflop. Mon tapis stagne mais j’use de ces premiers instants de la partie pour repérer les tendances de mes adversaires.

La table est silencieuse la plupart du temps. Les joueurs ont l’air d’être des tempéraments attentifs, qui ne s’étendent pas beaucoup socialement — et je ne fais pas exception. J’essaie malgré tout d’afficher sur mon visage une légèreté sûre d’elle-même pour montrer que je suis disponible à toute communication, et non pas atteint d’un pesante sériosité. Mais rien n’y fait : on entend peu de blagues, les interactions sont courtes et ponctuelles, et le croupier est le seul qui fait un effort tangible pour rendre l’expérience un peu plus interactive pour tout le monde.

Le jeu du plus âgé d’entre nous est conforme à mes attentes : il cherche à voir des flops avec ses pires mains sans jamais les relancer ; puis il ne relancera qu’en ayant touché deux paires ou mieux.

Parmi les joueurs restants, l’un se démarque grâce à un air plus grave mais aussi plus cordial : assis sur ma droite, il semble connaître le croupier et Julien depuis quelques temps et leur parle familièrement ; il est habillé dans des couleurs sombres, avec un pull à capuche et des airpods dans les oreilles ; et son bras est recouvert d’un tatouage imposant par ses dimensions et sa qualité.

Les trois derniers joueurs ont à peu près le même âge que Luzlim. Celui assis juste à ma gauche fait preuve d’un bon degré d’agression et sa volonté d’en découdre pour les jetons est flagrante. Pourtant je perçois pendant ses coups un certain inconfort difficile à décrire :  après avoir misé, il a tendance à se tourner vers son adversaire en le regardant comme s’il se demandait authentiquement comment celui-ci allait réagir — j’en conclus que l’anticipation n’est pas son point fort.

Les deux derniers joueurs ont un jeu bien plus amateur : ils relancent peu préflop malgré le nombre de mains qu’ils jouent, paient fréquemment depuis les pires positions et couchent énormément de mains postflop. La table est finalement plus jouable, ou plus rentable, que je l’imaginais en m’asseyant.

Je joue au moins une main digne d’intérêt pendant cette première heure tranquille. J’ouvre au bouton :

Q♠ 10♠.

Il y a option à la table à 4 francs. Avant moi tout le monde s’est couché, et je relance à 13 francs. Le jeune joueur agressif que je découvre encore call depuis la small blinde, et les deux derniers joueurs se couchent rapidement leur tour venu.  Le flop :

Q 52♠.

Le joueur en SB check et je décide de miser très petit pour me faire payer par un maximum de hauteurs : si mon adversaire a une dame, je suis forcément battu étant donné la range de mains qui paierait préflop depuis la small blinde. S’il n’a pas de dame, ce qui est largement plus probable, je suis loin devant et je n’ai qu’à avoir peur d’un roi ou d’un as à la turn, soit deux cartes sur treize. Je mise 9 francs dans un pot de 32 francs, en laissant volontairement transpirer une hésitation factice avant de saisir mes jetons.

Mon adversaire ne tergiverse pas longtemps avant de relancer à 30 francs. Un call facile contre ce joueur agressif, chez qui les mains qui relanceraient en value ici se compte sur le pouce et l’index : 5-5 et 2-2 — même A-Q ne s’aventureraient pas aussi aisément à relancer car je pourrais potentiellement détenir A-A ou K-K ici. En revanche, avec un tas d’autres mains qui ont du potentiel avec des tirages backdoors ou des overcards, il aurait pu voir dans ma mise puante de faiblesse l’opportunité de me voler le pot directement. J-10peut-être ? 8♠-7♠, A-4? Je call et la turn vient :

(Q52♠)- 9.

Une bonne carte pour moi : elle ne change rien à ses mains qui sont en value, mais c’est une carte qui va donner de l’équité à de nombreux bluffs qu’il aurait pu relancer au flop. S’il mise, je suis à peu de choses près obligé de payer. La décision est d’autant plus facile que mon adversaire décide de miser 35 francs seulement dans un pots de 92 francs. River :

(Q52♠- 9)-  8♠.

Le pot fait 162 francs et je me réjouis de jouer cette river avec la position sur mon adversaire ; pour autant je n’aime pas cette carte qui fait rentrer quelques quintes. L’indécision me saisit alors que je fais face à une ultime mise de 105 francs de la part de mon adversaire. Il ne me reste qu’à réfléchir ; en terme de combos, quatre fois J-10 suités, quatre fois 7-6 suités font huit combos seulement de quintes. Il faut que je me souvienne du profil de mon adversaire, qui s’était montré agressif à plusieurs reprises déjà — aucune de ses grosses mises n’avait été suivie d’un showdown cependant. En réfléchissant je tente de l’observer, et rapidement toutes les considérations mathématiques, de combos et de côtes, déguerpissent de mon raisonnement. Mon adversaire n’est pas un simple pseudonyme avec quelques pixels en guise d’avatar. Il n’est pas non plus un mannequin de cire, et surtout il n’est pas immobile. Ses bras sont agités, font des va-et-viens horizontaux devant lui comme s’ils nettoyaient le tapis. Je continue à l’observer attentivement pour essayer de voir s’il s’agit là d’excitation ou de nervosité et quelque chose d’intéressant se produit quand il s’en rend compte.

Son gobelet vide est posé sur l’extrémité de la table, presque au contact de son torse ; et une fois qu’il sent mon regard, mon adversaire replie ses bras de manière à ce qu’en balayant la table il renverse par inadvertance son gobelet.

Je suis maintenant confiant de pouvoir laisser les mathématiques de côté pour ma décision dans ce coup. Comme dirait Nietzche, le ver se recroqueville quand il a peur : ici, quand il a remarqué qu’il se faisait passer au crible, les bras du joueur ont fui vers la forteresse qu’est son corps, et le gobelet tombé puis rapidement ramassé en est le témoignage. Je call, et le jeune joueur me félicite en jetant ses cartes dans le muck. Je ramasse un pot de 353 francs après que le croupier prenne la part de l’établissement.

Les quarts d’heure semblent s’accélérer : les jeux se désinhibent et plus d’action se découvre sur la table, mais pas pour moi. Je suis forcé de coucher énormément préflop simplement parce que je ne touche pas de cartes. Dommage : des gros pots se construisent, les jetons se négocient et changent de tapis à grande allure. Mon tour viendra ; et effectivement après une longue sécheresse le croupier m’offre un oasis presque trop frais. UTG, j’ouvre

AA.

Je relance à neuf francs et ma mise enclenche une série de folds automatiques, jusqu’au joueur en grosse blinde qui attend le dernier moment pour regarder ses cartes — et elles semblent susciter chez lui un grand intérêt. C’est là le joueur tatoué que j’évoquais tout à l’heure, qui semble jouir d’une certaine ancienneté au casino, et qui depuis le début joue un jeu très tight mais d’autant plus agressif : il avait remporté des coups sans showdowns, à l’issue desquels j’étais incapable de déchiffrer sa main après qu’il ait mis ses adversaires dans des positions plus que difficiles.

Là, face à ma relance UTG, il décide de sur-relancer à 29 francs. Sur le coup j’ai du mal à déterminer les mains avec lesquelles il pourrait se décider de 3-bet en bluff. Est-ce qu’il paiera un 4-bet avec elles si je relance ? J’aimerais gagner un maximum de jetons dans cette main ; donc sans réfléchir plus que cela, en m’imaginant que je pourrais avoir des bluffs que jouerais ainsi, je 4-bet à 75 francs. Mon adversaire avec ses airs de joueur professionnel paie ma relance et nous voyons un flop :

4♣ J♣ 8.

Il check en premier. J’ai à mon avis un value-bet facile : pour payer, il peut avoir beaucoup de valets, beaucoup de paires de dames, A♣-K♣ ou quelques autres tirages flush.  Je mise environ demi-pot : 78 francs, sans avoir de véritable plan pour la turn — j’imagine qu’un trèfle me calmera. Avant d’en arriver là, mon adversaire recule grassement dans son siège et ne cache pas ses troubles et ses hésitations face à la décision qu’il doit prendre. Il a pourtant fait preuve d’une contenance exemplaire ces deux dernières heures. Il semble torturé : en arrière sur sa chaise, il finit par s’allonger sur la tables et étend ses bras comme s’il s’étirait.

— Je suis près de faire un gros fold, là… me confie-t-il.

Je ne réagis pas et fixe le flop en enfermant toute vie à l’intérieur de mon corps, loin de mon regard, pour sembler aussi inanimé qu’un mannequin dans une boutique de vêtements.   

Sa frustration prend voix et il jette ses cartes en les pointant du doigts :

— J’ai fait un gros fold, là ! …

Il attend une réaction, et j’essaie de ne pas trop afficher ma déception — je remarque que tous les autres joueurs sont anormalement curieux de savoir aussi ce que j’avais.

— T’avais les as ? les rois ? un autre des jeunes joueurs me demande.

Je ne réponds pas, mais j’entends toujours mon voisin de gauche articuler son incertitude par rapport au choix qu’il vient de faire.

— T’as fait un bon fold si t’avais le valet, je lui dis avec un ton qui pourrait laisser croire que je bluffais.

— J’ai les dames, moi !

Comment ? Il a couché les dames contre un c-bet sur un flop hauteur valet ?

Je trouve sa frustration trop authentique pour douter de la véracité de ses propos, et instinctivement je le crois sur parole ; sans lui dire ma main, je lui confie qu’il a effectivement fait un gros fold, bien trop gros à mon goût. J’ajoute tout de même pour le flatter que je connais beaucoup de joueurs qui auraient perdu tout leur tapis ici.

— Mais oui ! Tout le monde à cette table ! Mais je te vois coucher depuis tout à l’heure, puis d’un coup t’envoie des parpaings ! Je suis obligé de respecter…

Ce n’est pas tant du respect pour ma qualité de joueur de poker qu’il démontre ici — je ne bluffe jamais dans un tel spot ? Il aurait au moins pu payer une fois… C’est maintenant moi qui suis frustré de ne pas avoir pu extraire plus de value de cette rencontre. Je ferai de mon mieux pour être en bluff la prochaine fois qu’il veut s’essayer à coucher une aussi grosse main.

En fin de soirée, les tapis sont plus gros, les conversations plus soutenues, et les joueurs plus joueurs. J’ai joué peu de gros pots ce soir, et alors que nous approchons 1 heure du matin je commence à réfléchir à quitter la table. En même temps, Luzlim qui s’est fait relativement discret ce soir annonce son dernier tour de table.

— T’es au casino, t’as pas besoin d’annoncer ! lui jette le joueur tatoué.

— Ouais, bah j’annonce quand même, répond-il en jetant un regard au croupier pour le prévenir lui au moins — mais ce dernier aussi l’ignorera à peu près.

En revanche c’est le sort qui lui sourit en retour : une main plus tard, il gagne un pot généreux en touchant brelan avec 5-5 ; juste après il gagne un nouveau pot en dominant son adversaire avec K-Q contre K-J sur un board hauteur roi. Vient son avant-dernière main. Je suis en big blinde, avec un tapis de 365 francs, et j’ouvre

Q♣ 9♠.

UTG paie la blinde ; Luzlim au cutoff relance à 6 francs. Le bouton, la small blinde, moi-même et UTG payons. Nous somme cinq joueurs au flop, pour un pot de 30 francs :

J♠ 6♠ Q.

Check, check de ma part, check. La parole revient à Luzlim qui fait une grosse mise de 27 francs. Le bouton et la SB se couchent et je ne peux que payer. UTG couche donc nous ne somme plus que deux à voir une turn :

(J♠ 6♠ Q)- 5.

Je check et Luzlim mise de nouveau, 43 francs dans 84. Je ne peux pas coucher ma top paire tout de suite : Luzlim est de ces joueurs agressifs qui n’hésitent pas à double-barrell en bluff. Je reconsidérerai mes options à la rivière :

(J♠ 6♠ Q– 5)- K♠.

Cette carte me laisse mitigé : plusieurs scénarios se profilent avec cette overcard qui fait rentrer la flush. Je décide nonobstant de checker : si possible, j’aimerais remporter ce pot de 170 francs sans plus de complications avec ma simple paire de dames. Le croupier se tourne vers Luzlim, et ce dernier décide de miser petit, 50 francs, avec sa mine stoïque et confiante.

Il est difficile pour moi de payer ici, mais la main n’est pas pour autant terminée. Cette petite mise peut représenter tout un tas de mains chez Luzlim, mais parmi elles j’imagine très peu de bluffs, qui auraient sûrement misé plus cher pour maximiser leur fold equity. Puis-je me fier au size de sa mise ? Mon instinct me souffle que je suis contre A-K, K-10, K-Q ou Q-J. Parfois A-10 ou 10-9 peut-être, et hormis ces combos qui donnent quinte, j’arrive à la conclusion que beaucoup des mains qu’il mise en thin value ici ne pourront pas payer une relance considérable— je m’amuse à croire que même une quinte pourrait folder. J’ai le 9 de pique qui bloque quelques flushs et quelques quintes, avec la dame de trèfle qui bloque notamment K-Q, Q-J ; mais ces informations ne m’aident pas tant dans mon raisonnement. Je me décide. Après une réflexion que j’ai fait durer avec une face inerte, je relance à 210 francs. Un peu plus de quatre fois sa mise, pour un pot qui faisait 220 francs avant ma relance. 210 pour gagner 220, le risk/reward me paraît correct, et ma line cohérente car j’aurai joué la plupart de mes couleurs de cette manière.

La joie me gagne discrètement quand je perçois l’hésitation qui traverse Luzlim. Là ! Pris dans ses pensées avec les sourcils froncés, il hausse sa main et l’enfonce dans ses cheveux déjà coiffés en arrière ; comme s’ils étaient faits de soie, il les fait pivoter en même temps que sa paume qui se traîne en long et en large sur son crâne. Il retire sa main ! Et ses cheveux de nouveau se retendent vers l’arrière, se remettent en position comme s’il avait placé à leur arrière un aimant ; j’observe cette curieuse occurrence et me rends compte après un court délai qu’il a payé ma relance au moment où sa main a quitté ses cheveux. Ce call est sûrement une mauvaise nouvelle pour moi — je montre ma paire de dames et lui expose son jeu : 5♠-3♠ pour une couleur.

— Si tu fais tapis je pense que je couche ! m’avoue-t-il, rassuré en voyant mes cartes.

Il me restait environ 295 francs quand j’ai relancé à 210 francs ; peut-être qu’en effet cela aurait été plus judicieux d’envoyer la boîte. Je n’en percevais pas la nécessité car je l’imaginais miser plus chère une flush à la rivière — bien joué à lui, qui essayait de ne pas faire fuir les simples paires de dames comme la mienne.

Les cartes sont déjà distribuées pour la main suivante. Luzlim se couche au bouton et avance ses piles de jetons vers le croupier pour du change. Le croupier compte pile sur pile, décompte presque un millier de francs en jetons.

— Joli dernier tour de table, hein ! je lui lance en rigolant.

Il secoue la tête avec une expression débordée par tant de bénéfices — son tapis était trois fois moins gros il n’y a pas quinze minutes. Puis il se lève, nous salue et s’en va.

Il ne me reste que 84 francs en jetons. Je pensais moi aussi à partir bientôt et je ne m’estime pas assez motivé pour recaver. Il est 1 heure passée maintenant ; je vais me contenter d’une dernière main, au bouton, puis je m’en irai. J’ouvre :

93♣.

Je remercie le croupier et prends congé de la table. Après un passage à la caisse, je regagne ma voiture garée à une place de parc gratuite à cinq minutes du casino.

J’ai perdu 216 francs ce soir — rien de dramatique, il faut bien des soirées du genre. Quand même je relève que je ne jouais pas mon meilleur jeu : à plusieurs reprises j’ai agi sans réfléchir, et en repensant aux spots que j’ai rencontrés je me rends compte que j’ai souvent laissé des jetons aux adversaires sur des coups où j’aurais pu les prendre. La table n’était pas non plus des plus juteuses ; ou peut-être était-ce la fatigue qui se faisait ressentir subtilement après ces quelques jours effrénés. Je ne m’appuie plus sur le modafinil depuis un peu plus d’un mois : j’ai enfin assez confiance en moi et en mon jeu pour ne plus éprouver le besoin d’y avoir recours.

Je suis chez moi à 2 heures 30. Demain sera un jour de repos et comme l’heure n’est pas si tardive, l’envie me vient de conclure cette semaine en prenant un dernier petit bout de bon temps. Je tchin avec des bouteilles vides pour faire de la place sur mon bureau et poser ma nouvelle bière ; je roule un joint et me mets à surfer sur Youtube. Je suis encore trop éveillé pour consommer ces plaisirs sur mon lit devant la télé — pourtant peu après que je termine de fumer l’appel de mon matelas incurvé et de ses confortables coussins se fait de plus en plus sonnant.

J’aurai tout le temps de veiller tard demain soir. Pour marquer ma pause hebdomadaire du jeu, je retrouverai mes amis — et nous jouerons au poker, entre autres.  

J’ingurgite les deux dernières gorgées de ma boisson et me prépare à me coucher. En enlevant mes chaussettes, l’ongle de mon pouce griffe la plaie à ma cheville dont j’avais totalement oublié l’existence. Je n’ai pas trouvé de piste pour retracer son origine pendant la journée ; mais je n’ai pas à employer de grandes méthodes détectives pour déterrer une capsule de bière qui traînasse en toute innocence sur mon lit. Ses crocs métalliques doivent être derrière cette morsure sur ma cheville, et elle doit donc dater de mercredi soir, le dernier jour où le poker ne meublait pas ma soirée. Une drôle de collision entre les différents volets de ma vie qui s’entrelacent depuis des mois : le désordre et l’ordre, ou l’ordre dans le désordre que défendrait n’importe quel caractère bordélique. Le poker est l’ordre et ma vie le désordre : c’est cet équilibre qui rend la routine supportable. Je retrouve systématiquement le poker malgré le fait que je ne semble pas avoir de boussole dans la vie — cela n’exclue pas que quand les cartes se font trop dures sur plusieurs sessions d’affilée, le jeu puisse se cacher sous un vêtement, ou sous une feuille de papier sur mon bureau. Alors je ne le trouverai pas pour quelques jours ou quelques semaines peut-être, jusqu’à ce que je fasse le ménage.

Dans Le Seum D'Un Semi-Pro

2 – Le coup de chance

2 Le coup de chance

* Prénoms d’emprunt

Mai 2021

Il suffit peut-être d’un seul coup de chance pour mettre la machine en route.

Le bon annonceur, celui qui trouvera dans les quelques lignes de ma candidature un attrait qu’aucun autre jusqu’à présent n’a vu. La bonne annonce, peut-être, qui me motivera plus que la perspective de rédiger cinquante articles descriptifs d’EHPAD. La bonne rencontre éventuellement, un commerçant ou un indépendant qui m’offrirait l’opportunité de réécrire les contenus de son site.  

Ces jours-ci je bois du café du matin jusqu’à la tombée de la nuit ; je ne trouve même plus le temps de me brosser les canines. Nous sommes vendredi. Sept jours précisément depuis le non-renouvellement de mon contrat à La Poste, où je travaillais comme facteur. Mon auto-entreprise — qui devait me permettre de gagner mon pain avec une occupation que j’aime, l’écriture — connaît un dur démarrage. Marqué par la sourde oreille de mes prospects et par la masse compétitive que représentent mes compères, le domaine de la rédaction web ne m’ouvre pas aussi facilement ses portes que je l’espérais. Il faut néanmoins que je continue à envoyer mes candidatures comme tant de bouteilles à la mer. C’est la seule manière.

Il faut faire. J’ai fait des études, je n’ai pas aimé. J’ai fait de l’intérim, puis facteur, et je n’ai pas aimé. Tout ce que je veux, c’est faire quelque chose que j’aime. C’est là déjà une maturité : il y avait un temps où je ne voulais rien faire.

Alors que je navigue entre les nombreuses annonces d’entreprises qui recherchent un rédacteur, j’apprends en consultant mon téléphone que mes amis viennent d’annuler la partie de ce soir. Sur des tables improvisées avec un tapis en néoprène vert, large de 3 mètres pour 2 mètres de longueur et que nous n’avons jamais découpé, nos parties de cash game en 0.05/0.10€ se font coutumières ces derniers temps. C’est ce que nous avions prévu pour aujourd’hui mais certains ne seront pas disponibles ; et l’envie de jouer, même pour de si petites sommes, me reste au travers de la gorge.

C’est l’une de ces choses que j’aime faire, le poker. Seulement, ça ne rapporte pas d’argent. Mes résultats en ligne me laissent poliment comprendre que mon niveau est, au mieux, moyen. Je ne me sens pas tant dépassé, pourtant : ma lecture peut se faire judicieuse, je sais calculer les différentes côtes, et j’ai lu deux livres théoriques qui m’ont appris beaucoup de choses. Non, de mon point de vue, le problème provient surtout du fait qu’en jouant seul face à mon écran les émotions terminent systématiquement par prendre le dessus. Tant de frustration et de furie pour quelques euros seulement ont fini par m’écœurer du projet de cultiver ma bankroll en ligne.

En revanche, le jeu demeure dans mon esprit et l’idée d’une visite au casino de Montreux ne m’a jamais quitté depuis que je ne travaille plus à La Poste. De réputation, le poker live est bien plus facile qu’en ligne, et les sommes jouées pourraient assurer des gains plus satisfaisants qu’en micro-limites — des gains qui seraient aussi sûrement plus immédiats que dans la rédaction web. En fin de semaine, j’imagine le casino fréquenté par ses meilleurs clients : des hommes d’affaires venant poser leurs primes sur la table, ou de jeunes hommes saouls qui dilapident au poker les sommes fraîchement gagnées au blackjack ou à la roulette. Il n’y a qu’un pas qui me sépare de ce chemin dont j’ignore où il pourrait mener — ah, indécision ! quand tu nous tiens : je pensais avoir embarqué déjà sur le bateau des rédacteurs web, et voilà qu’après une semaine à peine je suis séduit par ce nouveau navire qui s’impose sur ma trajectoire.

Il suffit peut-être d’un seul coup de chance pour mettre la machine en route.

Nous sommes vendredi. Il est 15 heures. J’en ai parlé à Anto*, un ami qui devait venir jouer ce soir, et il semble excité par l’idée d’aller jouer au casino, pour le plaisir.

J’ai pu tirer quelques économies de mes trois mois chez La Poste. En plus de cela, je conjugue mon statut d’auto-entrepreneur avec le statut de demandeur d’emploi chez Pôle Emploi, ce qui signifie que je toucherai bientôt les allocations chômage. Je ne peux pas me permettre d’investir une trop grande portion de mon capital dans ma bankroll — mais en prévision des allocations du mois prochain, je décide de dédier huit-cent euros à cette tentative. En 1/2, cela fait quatre caves de deux-cent euros. Un trop-plein de poisse pourrait facilement consumer de si modestes fonds, c’est le risque que je devrai prendre. Dans ma bataille contre le cours des choses, ces huit-cent euros seront mon fer lance. Avec, je ferai ce que je peux, pour prendre le large vers un horizon que je ne discerne pas encore.

Pour ces premières brasses je tiens à me préparer au mieux. Je me suis levé tôt ce matin et la fatigue ne tardera pas à doucement infiltrer mon état : pour prévenir ce mal je dispose de cachets de modafinil. Ce n’est pas pour autant que j’ai l’habitude d’en prendre. Je m’en étais procurés il y a quelques mois, quand je voulais enrayer la fatigue colossale qui succédait à chacune de mes journées de facteur — le but était de pouvoir jouer en ligne de longues heures pendant les soirées. J’en ai fait l’expérience une fois, pas deux. À dire vrai, j’espérais sans me l’avouer que ces médicaments m’aident à taire mes émotions pendant que je joue, pour que colère et frustration laissent la place en entier à un rationalisme concentré. Seulement, si le modafinil permet de se découvrir une endurance mentale pour des tâches répétitives, il ne sert en aucun cas de psychologue ; et les émotions demeurent.

Dans un casino, entouré d’autres joueurs même inconnus, je suis confiant que je sais mieux me contenir que devant mon écran, tard le soir, seul. Aujourd’hui, ce sont la concentration et l’endurance qu’apporte un demi-cachet de Modafinil qui pourront m’être utile. Les effets secondaires sont rares et négligeables, les risques d’addictions quasi-nuls. Cela me permettra de tasser un peu plus les chances en ma faveur, je l’espère. Je ne peux pas risquer pour cette première fois au casino que mon attention se dissipe, ou que je devienne somnolent au bout de quelques heures de jeu — pas si ce sont là des paramètres sur lesquels je peux influer.

Il est 16 heures 30. L’idéal serait d’arriver au casino en même temps qu’ouvre la room de poker, à 18 heures. Le code vestimentaire n’ayant pas l’air stricte, je m’épargne une kyrielle de considérations stylistiques. Je sors de ma vulgaire garde-robe un simple t-shirt noir, uniforme, que je couvre d’un survêtement Adidas. Je choisis de l’accompagner de mes jeans les plus propres, une paire Napapijri aux traits larges ; et pour finir, mes baskets habituelles. Deux coups de déodorant et je m’en vais, d’abord récupérer Anto chez lui.

Je le vois embarquer habillé d’un costume trois pièces, assorti à d’élégants mocassins — il s’assied en faisant attention à ne pas plier sa veste sous ses fesses. Je distingue des airs soigneusement parfumés se faufiler dans la caisse avec lui.

— Bien vu, ça te fera une belle image à la table, je lui reconnais.
Nous avons un peu plus d’une heure de route le long du lac Léman, en une fin d’après-midi ensoleillée qui nous épargne étonnamment de tout trafic.

Tandis que nous nous rapprochons du casino, Anto s’alarme en repensant au style de jeu lunatique qu’il emploie dans nos parties, mais qui risque de lui coûter cher à une table de 1/2.

— Je commence à me sentir en danger…

♠  ♦  ♣  

La voiture est garée au sous-sol et les escaliers tapissés de rouge nous guident jusqu’à l’entrée. On nous demande à chacun de créer une carte membre, puis l’on nous souhaite une bonne soirée. Ce n’est pas ma première fois dans un casino, et je sais que la salle de poker et les machines à sous ne se situent généralement pas dans le même endroit. Mes yeux parcourent la salle à la recherche des croupiers, mes oreilles tentent de discerner le bruit de jetons qui se mélangent ; et rapidement j’aperçois un panneau indiquant d’une flèche la poker room, en haut des escaliers.

Là-haut, l’intérieur de la grande salle est parée de rideaux rouges, et j’avance vers les tables comme un taureau agité, prêt à foncer dans le mur. Le modafinil canalise toute ma nervosité ; en contrepartie, mes mains sont moites au possible.

Il est 18 heures 30, nous arrivons juste à temps pour être assis directement à une table qui s’apprête à ouvrir. Mes instincts différencient les joueurs qui semblent dangereux des autres ; aux premiers abords notre table m’apparaît d’abord inoffensive. Sur cinq joueurs, trois ont l’âge de mon père environ. Propres sur eux, ils sont réservés et se tiennent droits derrière leurs airs guindés. Les deux derniers sont plus jeunes, habillés de tenues adaptées pour la guérilla qu’est le poker : pulls à capuche, jogging, et l’un porte une casquette. L’autre s’appelle Lilian*, assis à la droite d’Anto. On le remarque rapidement pour son humour, sa propension à commenter tous les coups auxquels il participe et à bavarder en dehors. Un joueur averti, très serré post-flop, et agréable humainement à jouer.

Je passe une première heure quasiment sans action : je défends difficilement mes grosses blindes et ne trouve que des mains injouables dans les autres positions. Je suis intentionnellement sélectif dans les mains que je joue. Pour cette première fois au casino, où je joue des sommes relativement importantes, j’essaie de ne pas trop dévier des ranges que j’essaie d’appliquer lorsque je joue en ligne. Je peux néanmoins observer la dynamique qui s’instaure à table. Les jeunes joueurs ne jouent pas beaucoup plus de mains que moi, ils relancent préflop et semblent méthodiques ensuite. Les joueurs plus âgés se montrent cordiaux avant le flop car ils veulent le voir à moindre coût, à moins qu’ils aient parmi les meilleures mains — Anto s’invite à leurs côtés, pour qu’une fois le flop sorti il puisse s’agiter avec une agressivité audacieuse en rencontrant très peu de résistance. Ses premiers coups se déroulent bien : ses adversaires n’ont pas encore idée de quel monstre se dresse face à eux.  

Pour ma première main jouable, j’ouvre

A♠ J

au bouton. Lilian a relancé en début de parole à huit francs. Pendant cette dernière heure il n’avait pas joué beaucoup de mains non plus, mais j’avais repéré que même avec l’initiative il s’était incliné rapidement postflop dans un coup contre Anto.

Ma main est forte, mais en payant simplement je m’expose à des situations compliquées par la suite, risquant de facilement coucher la meilleure main. Je n’ai pas encore joué une main de mon initiative donc en sur-relançant ici j’ai de fortes chances de me faire respecter, que ce soit préflop ou postflop. Je 3-bet à 25 francs, et Lilian est le seul à payer. Le flop vient :

Q5♠ 9.

Lilian check, et je me décide à miser environ 55% du pot — pas trop cher, mais suffisante pour faire coucher tout un tas de mains. Je sens qu’avec des petites et moyennes paires Lilian aura déjà du mal à payer. Si je me fais relancer, ça sera un fold facile. Je mise 32 francs, je suis payé. Turn :

(Q5♠ 9)- K

Une très bonne carte pour que je continue à bluffer. À moins qu’il aie J-T, K-Q ou A-K qui aurait float, ce roi fera coucher énormément de mains qu’il pourrait avoir ici. Potentiellement toutes les pocket pairs qui auraient continué au flop, et peut-être même quelques dames. Dans les cas où je me fais payer, je joue les dix et probablement les as, ce qui n’est pas négligeable. Le pot est gros de 117 francs. Je mise 85 francs pour faire coucher le plus de dames possible. Je me rends compte seulement après qu’en cas de call la rivière sera injouable : j’avais un peu moins de 200 francs en jeton au début de la main, et il ne m’en restait plus qu’une soixantaine après cette dernière mise.

Il faut donc que mon adversaire couche maintenant. J’écarquille mes yeux dont les pupilles fixent sans âme le pot ; décontracte mes doigts étendus sur le tapis de jeu ; le masque obligatoire cache ma bouche mais je m’applique tout de même à relâcher ma mâchoire. Les plus affûtés auront reconnu que ma dégaine bénigne s’inspire sans honte de celle de Tom Dwan lors des parties de High Stakes Poker.

Je peux relaxer mon expression quand Lilian couche finalement — il en profite pour commenter avec humour ma posture inanimée :

— Ouais tu fais peur là, j’ai pas envie de jouer avec toi, ah ! Même dans la rue j’ai pas envie de te croiser !

Le masque que je porte cache mon visage mais sa réplique me fait bien sourire : Anto et Lilian discutent depuis tout à l’heure, et alors qu’en les écoutant j’avais l’impression de participer à leur conversation, je me rends tout juste compte que je n’ai pas prononcé un mot de tout ce temps. Ma fibre sociale est réduite à néant— sûrement par le modafinil qui porte ses fruits, me dis-je. Néanmoins j’ai gagné mon premier pot au casino, et mon stack s’est engraissé d’une cinquantaine de francs. Je suis prêt à continuer à cette allure.

Après quelques tours de tables paisibles, une main vient où je joue contre Anto. En début de parole, je relance

AK

et Anto défend sa grosse blinde : nous sommes heads-up. Flop :

5A♣ 6.

Anto donkbet pour 10 francs sur ce board hauteur as. Son agression trouve une réponse dans ma relance directement, à 35 francs. S’il a une main, elle est sûrement moins forte que la mienne, qui est parmi les meilleures possibles sur ce board. S’il a un tirage, il ne le couchera pas si facilement. Il paie, et la turn :

(5A♣ 6)- 7.

Il check. Le pot fait 87 francs. J’estime qu’assez souvent encore je peux me faire payer par des mains pires que la mienne : 8-7 est le tirage le plus probable qui aurait misé au flop, et jouit maintenant d’une paire ; je suis devant tous les as simples ; les seules mains qui devraient m’inquiéter sont les doubles paires ou les brelans qui ne sont qu’une minorité dans la range très large de mon adversaire. Je mise 60 francs, et Anto en un éclair annonce tapis. Désarroi : sa range s’est considérablement restreinte avec cette action : 5-6 ? 6-7 ? 8-9 ? A-7 ? Ce spot s’est rapidement compliqué, et même avec mon kicker roi je ne suis plus sûr d’avoir la meilleure main. Cependant, je me souviens que je joue contre Anto ; je me souviens de notre historique, et surtout de tous les showdowns incompréhensibles dont je fus témoins par le passé. Je ne peux simplement pas coucher une main aussi forte que A-K ici — si je suis vaincu, tant pis. Je trouve un call et mets l’entièreté de mon tapis à risque. La rivière :

(5A♣ 6– 7)- J.

Showdown : Anto montre, peu confiant,

A8.

Overvalue ou semi-bluff de sa part, je n’en sais trop rien ; le croupier pousse vers moi la masse de jetons et Anto conserve une trentaine de francs grâce aux pots précédents qu’il avait récoltés. Lilian et les autres joueurs semblent prendre une note mentale du coup qui vient de se dérouler.

Rapidement, Anto écoule la fin de son tapis en touchant une deuxième paire après avoir checké sa grosse blinde — quelqu’un d’autre avait top paire.

— Tu sais ce qu’il te reste à faire maintenant, ouais ? Tu vas au distributeur et tu retires ! ironise Lilian.

Depuis le début de la soirée, les deux ont appris à se connaître et à s’apprécier en bataillant pour de nombreux pots en heads-up. Et en effet, Anto n’en a pas fini pour ce soir : il se lève pour aller rechercher des munitions, et je quitte la table en même temps, profiter de ce temps mort pour aller fumer un joint de CBD.

Je l’ai roulé avant de partir de chez moi, donc nous avons juste à sortir et devant l’entrée du casino j’allume le bout, sans m’inquiéter pour l’odeur car le produit est légal. Anto est avec moi et nous débriefons grossièrement sur nos impressions de la table et nos ressentis sur la session. Il me confie qu’il a su voler des pots avec des mains horribles à des moments où même moi je ne l’aurais pas cru en bluff, et nous nous accordons sur la facilité de jouer contre les adversaires les plus passifs. Nous ne sommes pas sur les table Winamax, où la plupart des regfish s’obstinent à maintenir à 15% leur taux de 3-bet comme s’ils n’avaient pas compris que c’est contre la baleine de la table que l’argent se fait le plus facilement. Ici, on ne se frotte que très peu aux joueurs les plus problématiques qui sélectionnent les mains qu’ils jouent avec rigueur.

Le joint se consume rapidement : les effets du modafinil sont à leur pic et je compte sur le CBD pour retrouver une présence d’esprit non précipitée.

Nous nous séparons en rentrant. Anto se dirige vers le distributeur au rez-de-chaussée et je regagne la salle de poker. En me rasseyant, je compte mon tapis. J’ai presque doublé mon buy-in : que demander de mieux pour une première tentative au casino ? Avec plus de profondeur, je m’autorise à jouer une range plus large. Je call avec davantage de mains spéculatives au bouton ; postflop, je chasses les côtes implicites que m’amèneraient des tirages backdoors. En une heure environ sans toucher, j’ai accumulé de nombreuses petites pertes pour une centaine de francs. Anto est lui aussi revenu et il joue maintenant un jeu plus maîtrisé, peut-être de peur que son style ait été trop exposé lors des derniers showdowns.

Après quelques petits pots récupérés grâce à de simples mises de continuation au flop, je suis amené à la main suivante. Je suis en small blinde, il y a une option à 4 francs deux places à ma gauche. Tout le monde couche jusqu’à Lilian, au cutoff, qui relance à 13 francs. Le bouton, joueur âgé et passif, call ; je décide de call avec

A♣ 2♣,

et le joueur UTG défend son option. Ce call préflop n’est pas parmi les plus recommandés ; mais avec ma profondeur et pensant que postflop le jeu serait calme, les perspectives ne semblaient pas si mauvaises. Vient le flop, pour un pot de 54 francs :

108♠ 2.

La table check jusqu’à Lilian, qui mise 19 francs. Le bouton call, et je décide moi aussi de call — un très mauvais call, principalement motivé par le souhait de voir tomber un as ou un deux à la turn. Lilian, d’habitude passif postflop, mise dans trois joueurs, et un autre a call : je peux conclure que ma petite paire n’est presque jamais la main gagnante ; il n’y a pas un trèfle à l’horizon ; et en plus de ça, je suis hors de position. Mes seules solutions par la suite seront de toucher un as ou un 2, de bluffer ou d’abandonner. UTG cède son option, et nous sommes trois à voir une turn :

(108♠ 2)- 7♣.

Une très mauvaise turn : à la moindre mise, j’abandonne cette main.Check. Suivi de check, check. La rivière m’est offerte :

(108♠ 2– 7♣)- 7.

Cela devient intéressant : c’était à ma surprise que personne ne se décide à miser la turn. Je n’ai pas touché mon as ou mon deux, mais je peux tenter ma chance de remporter le pot en bluffant ici. N’importe lequel de mes deux adversaires pourrait avoir touché sa couleur ; ou le sept à la turn ; mais ils pourraient tout autant avoir d’autres mains et être incapables de payer une mise après ces checks turns.  A-8, A-10, J-10, 10-9, 9-8, 9-9, 6-6 — combien oseraient payer une grosse mise ici, avec les carreaux qui sont rentrés ? Avec les tirages quintes au flop qui ont touché brelan ?  Voyons voir cela : je mise 88 francs dans un pot de 111.

Lilian doit parler après moi, et le trouble l’envahit. Ma mise ne lui plaît pas et son langage corporel le fait savoir sans retenue ; plus encore, il n’aime pas le fait que le bouton ait encore son mot à dire après lui. Il m’observe ponctuellement ; sa tête attirée vers le tapis de jeu comme s’il en étudiait la matière, il est presque affalé sur la table. Je reprends mes airs de Tom Dwan, un peu plus transpirants que tout à l’heure car c’est là mon deuxième bluff contre la même personne.

Au bout du compte Lilian relâche ses cartes, défait par l’hésitation qui l’a vaincu. Après lui, instant-fold du bouton, silencieux.

— Alors ? Refait ? m’interroge Lilian, curieux au possible de connaître mon jeu.

Je ne peux pas résister : mon premier grand bluff est passé et j’en suis fier. Je jette mes cartes face-haute et le dégoût s’empare de Lilian — il élaborera avec précision les raisons derrière son fold en me congratulant, lui qui ne voulait pas croire à un bluff ici. Un nouveau pot juteux dans ma direction.

La suite se déroule pour moi sans embrouille aucune. J’ai acquis à la table une réputation de joueur féroce, et les folds des adversaires sont fréquents devant mes mises. La chance du débutant, me dis-je, qu’aucun d’eux ne touche trop alors que j’abuse tant de mon initiative quand je fais suivre presque toutes mes relances préflop d’une mise automatique au flop.

Anto mène une vie rude, en revanche ; malgré quelques pots gagnés, il est loin d’avoir remonté la pente de son premier buy-in perdu.

Sa frustration s’empire alors qu’il perd des petits coups, et en l’observant je me rends compte que le temps s’écoule pour moi très lentement. Cela fait quelques tours de table que je n’ouvre aucun jeu jouable, et l’ennui s’accumule en force vers les coups de minuit. Le modafinil n’a pas la vertu de retirer toute notion du temps lorsque l’on est en attente constante du prochain coup ; et quand l’envie de retourner dehors pour fumer un joint me gagne, je propose à Anto d’en rester là pour aujourd’hui. Au vu de l’heure et demie de route qui nous attend, cela lui convient ; nous n’avons pas non plus mangé, et partir maintenant nous laissera le temps d’attraper un fast-food sur la route.

Le croupier nous échange rapidement nos piles de jetons en quelques uns seulement de grosses valeurs, et nous prenons congé de la table. En entendant que nous venons de loin, Lilian nous félicite pour notre bravoure à faire autant de route pour une partie de poker.

— Au moins pour toi c’est rentable ! il rigole en me regardant.

Je ris avec lui et lui souhaite une bonne fin de partie, faute de savoir improviser des mots plus originaux. Je suis inexplicablement pressé de rentrer — il s’agit peut-être de l’inconsciente envie de sécuriser les bénéfices de cette première session,  avant que la fortune ne revienne sur sa décision de m’épargner de ses caprices.

Sur le retour, sortis de cet établissement où le temps n’existe plus, nous retrouvons la nuit et Anto s’endort rapidement sous le faible éclairage des étoiles. Intimidé par la menace d’amendes hors de prix, je nous conduis chez nous en me pliant aux limites de vitesse. Mes yeux à moi sont toujours grand ouverts. Sous les derniers rayons du modafinil, je pourrais encore conduire longtemps. Toute la nuit s’il le fallait, en écoutant les morceaux cathartiques de KAS:ST rythmer le trajet depuis les enceintes.

Il suffit peut-être d’un seul coup de chance pour mettre la machine en route.

C’était celui-ci, le coup de chance ? Je pense à la suite, à retourner au casino pendant le week-end. Je doute qu’Anto se propose à nouveau de m’accompagner — ça ne fait rien, la chaleur de l’été à venir me suffira.

L’ancre est levée. La mer est hautement agitée devant moi, et aucun horizon étincelant ne s’est rapproché d’un pied après ce soir. Néanmoins les vagues ne m’alarment aucunement, et l’éventualité d’un naufrage me paraît bien lointaine. Sur le navire je réussis à trouver une minuscule cabine, et je pressens que je dormirai dedans paisiblement.

Dans Le Seum D'Un Semi-Pro

1 – Le goût des miettes

1
Le goût des miettes

* Prénoms d’emprunt

La pizza coûte l’équivalent de trois heures de travail payé au SMIC — c’est presque par décence que je ne mange pas quand je joue en Suisse. Mon estomac en est déjà aux dernières phases de digestion du déjeuner quand j’arrive au Casino Barrière de Montreux. Julien*, au poker, me dit qu’une deuxième table de 1/2 ouvre dans une quinzaine de minutes. Je m’en réjouis : avec sa capacité de croupiers très limitée, cette room m’a habitué à des temps d’attente qui peuvent varier entre trente minutes et deux heures et demi pour avoir une place. Nous sommes dimanche, le casino est plus calme en fin de week-end.

Je suis dans le fumoir pour boire un café en même temps que je fume une cigarette. La télévision suisse fait état de la situation à Bruxelles, des quelques serveurs prédateurs qui agiraient impunément dans des bars du Cimetière d’Ixelles, quartier que je fréquentais de très près lorsque j’étudiais à Bruxelles. Je tâte mon café, il est toujours chaud. Tobias*, un joueur d’une trentaine d’années que j’ai assez souvent affronté pour qu’une affinité se crée, arrive dans le fumoir. On se salue et parlons jeu rapidement ; sa table est passive et cela lui va bien. Il s’exprime dans un français parfait bien que marqué par un accent suisse allemand. Je me réjouis qu’il soit déjà assis : je ne le trouverai pas parmi les joueurs à ma table, lui qui a plus ou moins rôdé mon style loose/agressif et a pris l’habitude de me punir avec de nombreux 3-bets.

Mon téléphone sonne et un numéro suisse s’affiche sur l’écran fracturé. Je décroche et Julien m’informe que la table est ouverte ; je finis mon café rapidement et le rejoins, tire la place numéro 6, et vais m’asseoir.

La session démarre alors que j’observe les profils qui m’entourent. À ma droite, quelques joueurs que j’ai déjà affrontés au cours des dernières semaines : sérieux et disciplinés, ils sont du genre lisible et prévisible tant ils s’accrochent à une méthode qu’ils trouvent optimale et que je connais à peu près. Après eux, trois joueurs que je ne connais pas : l’un d’entre eux jouait shortstack en 5/5 en attendant sa place ici ; les deux suivants ont l’air d’être des débutants, même si l’un approche les cinquante années d’âge — la façon dont ils regardent leurs cartes me confirmera cette impression. Puis, tout juste sur ma gauche, Rafa*. Rafa attend impatiemment sa place en 5/5 et demande même l’ouverture d’une table de 5/10. Chauve, la trentaine et portugais, il ne parle pas français et s’exprime dans un anglais approximatif ; il porte un survêtement designer Givenchy sur le haut du corps, et cave en tendant un billet de 1000 francs au croupier pour une cave maximale de 500 francs en jetons. Rafa est un highroller, comme j’en ai rarement vu.

— Cinq ans que j’ai pas joué en 1/2 ! annonce Rafa en regardant ses cartes, en anglais toujours.

J’apporte pour ma part 300 francs à la table, ma cave standard pour jouer avec 150 blindes de profondeur.

Après que je couche ma première poubelle de la soirée, Rafa fixe à 20 francs le droit d’aller voir un flop. Pour cette première main, c’est la grosse blinde, short stack, qui fera barrage en relançant à tapis pour une centaine de francs. Un call facile, pour lui ; et une fois les cinq cartes communes dévoilées, il jette ses cartes en même temps que son adversaire montre A-K, pour une paire d’as.

— J’avais paire de dames… murmure-t-il en regardant ce qui reste de son tapis.

Le joueur qui vient de prendre le pot acquiesce, mais ne sait pas dire plus que « Nice hand » pour répondre en anglais, gêné ; jusqu’à ce que Rafa lève la tête, grand sourire affiché :

— Je rigole, ah ! J’avais 3 et 4, piques.

Nous le découvrons alors ; et aucun d’entre nous ne sait encore s’il faut le croire sur parole.

Avec Julien, qui est croupier à notre table, les deux discutent d’organiser des parties plus grosses que de la simple 5/5 ou 5/10.

— Je pensais, une fois par semaine, on vous invite, vous et quelques autres, on vous offre le repas, on fait venir des musiciens éventuellement, puis vous jouez en 10/25 ? Ça vous irait ?

— Ouais, ouais, en 25/50, même. Je jouais avec des mecs hier, 25/50 !

Combien d’heures de jeu faudrait-il que je joue, en gagnant ce que je gagne, pour me permettre de jouer de telles limites ? Les quelques 5/5 ou même les 2/4 à Genève, je ne peux pas me les permettre — est-ce la faute à un bankroll management trop stricte, ou bien à des dépenses trop fréquentes ? Il me faut plus de sous, c’est la seule solution. C’est l’un de mes objectifs, de fréquenter ces parties et y empocher les gains conséquents qui s’y joignent ; et compter les heures ne me mènera nulle part. Jouer, et gagner, c’est la seule solution.

♠    ♣  

Je jouerai mon premier coup contre Rafa quelques mains plus tard, depuis la grosse blinde. Straddle à 4 francs à ma gauche par Rafa lui-même, et tout le monde couchera jusqu’à la small blind, ce professeur sérieux que j’évoquais, avec son jeu ni passif ni agressif, mais optimal. Il paie les 4 francs sans relancer, et je découvre

A 8♣.

Je relance à 18 francs : parmi 3 joueurs restants dont un qui n’a pas jugé sa main digne d’être relancée, j’ai souvent l’avantage, et une telle pression directement fera déjà coucher bien des mains qui pourraient profiter d’un flop. Le highroller défend son straddle ; le professeur couche sa main. Nous sommes deux à voir le flop, pour un pot de 40 francs.

3 8♠ Q♣

— Vingt ? interroge le highroller avec enthousiasme, avant que j’aie le temps de réfléchir à mon arbre de possibilités.

Ma paire de huit est assez souvent la meilleure main, et je parle en premier : «Vingt-cinq,» je lui réponds avec le sourire, et je mise. Snap-call — il avait déjà les jetons en main.

— Cinquante à la turn ? Il me demande avec le même entrain.

— Ça dépend de ce qui sort.

(3 8♠ Q♣)- 5

Je check, et il mise cinquante francs comme annoncé. Je commence à comprendre que c’est un homme de parole. Un call facile pour moi, sachant qu’il joue à peu près any 2 — je n’oublie pas qu’avant tout il défend son straddle dans cette main.

(38♠ Q♣- 5)- 5♠

Check à nouveau de ma part, en partie pour le laisser bluffer, en partie parce que je ne supporterai pas de me faire relancer ici. Il a beaucoup de combos de tirages suite ratés qui pourraient vouloir voler le pot ; des any 2 qui feraient pareil.

Sympathiquement, il m’épargne tout mal de tête : « C’est pour toi, tu gagnes, » admet-il en checkant. Je montre mon jeu et étonné, et il remet ses cartes au croupier.

— Bon joueur ! As et huit, dépareillés, raise hors de position, bon joueur !

— Merci, merci, je répond sous le couvert de l’humour.

Le jeu se calme un temps. Toute la table, même les débutants, n’a d’yeux que pour Rafa — les coups sans lui se finissent vite et calmement. Moi, il semble qu’il n’ait pas apprécié ma relance avec mon A-8, et il s’assurera que je ne recommence pas en 3-bettant chacune de mes relances préflop. Une fois, il montrera J-6 dépareillé après que je folde face à son 3-bet à 60 francs contre mon open à 8 francs. Je retiens et resserre mon jeu.

J’ouvre peu de temps après

4♣ 4.

Je relance en milieu de parole. 3-bet à 55 francs du highroller. L’action me revient, et candidement je lui demande s’il paierait un tapis.

— Oui.

Il est impassible et ne ment sûrement pas. Je gagne contre une main aléatoire environ 52% du temps. Si la lune est pleine il pourrait avoir une main comme K-2 ou A-3, contre laquelle je suis un large favori. Tapis, donc, 320 francs.

Je suis payé par 10-8 dépareillé, qui touche un huit tandis que ma main ne s’améliore pas.

— Crazy all-in ! me lance-t-il alors qu’il pensait avoir perdu sur ce board qui affichait deux as et une dame autour du huit.

— Toi aussi, je lui confie.  

Les deux joueurs sérieux à ma droite s’exclament à la vue des cartes avec lesquelles le highroller a payé, comme s’il venait de commettre une horreur indescriptible.

— C’est un call immonde ! lui dit le plus jeune des deux, énervé à ma place comme si c’était sa manière de compatir.

— Non, moi j’ai bien aimé ! je renchéris en prenant la défense de Rafa.

Jamais je ne tirerai à pile ou face pour 300 francs. Jamais je ne m’arrête aux tables de roulette ou au blackjack, même lors des longues attentes lorsque tous les sièges sont occupés dans la room. Les jeux de hasard ne sont pas pour moi. Mais ici, je joue au poker. Je sais que je suis devant, même si je ne le suis que d’un petit pourcentage. C’était une jolie main, dans la mesure où chacun des participants avaient accompli ce qu’il cherchait à accomplir. Les deux joueurs aux visions théoriques continueront à ressasser la main de manière interminable, explorant les statistiques de chacun dans le coup et plaignant le sort pour moi,  commentant un coup dont ils n’avaient pas compris l’essence.

J’ai joué, et j’ai perdu. À aucun moment je ne misais mon tapis avec la certitude de gagner le coup : c’était clair, le highroller m’avait dit qu’il payerait, sans aucune considération pour ses cartes. Ce qui était plus important que le simple coup, c’était que le highroller m’avait vu jouer. Il savait maintenant que je jouais. Comme lui, avec lui. Que je n’étais pas de ceux qui, amusés ou confus devant son jeu, ne pensaient qu’à l’attraper avec leur éventuelle paire d’as ou de rois.

Je veux jouer, pour gagner de l’argent, même si pour ça je dois en perdre. J’ai faim, et sur la table il y a les miettes de son portefeuille, les centaines de francs qui ne sont pour lui que des dixièmes à la vue de ses billets de 1000 francs. Si je peux les arracher facilement, je ne passerai pas par quatre chemins. Alors je sors 300 nouveaux francs de mon portefeuille et je recave, prêt à faire cracher mon portefeuille comme je fais cracher le moteur de ma Citroën lorsque je course une Porsche sur l’autoroute. Nous pouvons continuer.

En plusieurs mains je réalise que 300 francs, tout compte fait, ça ne suffit pas. Ses relances à 50 se font chères, il me faut plus de jetons pour que je puisse espérer les payer sans me handicaper. Il me reste 150 francs, et je les ajoute sur la table. Mon dernier chargeur pour aujourd’hui ; il pèse 450 balles.

Après deux semaines de run-good incroyable, je réalise en voyant l’intérieur de mon portefeuille vide qu’aujourd’hui pourrait sonner le glas de cette longue ascension — mais ça ne change rien, je suis prêt à jouer. 750 francs ne représentent que deux buy-ins ; et j’ai gagné au cours des deux dernières semaines assez d’argent pour couvrir les frais de carrossier pour ma voiture, qui sera bientôt prête pour la contre-visite au centre de contrôle technique.

C’est là l’une de mes préoccupations principales ces temps-ci ; et j’ai gagné les sous qu’il me fallait pour m’en occuper. La vie est belle, et à table l’assiette est pleine pour que je me serve. Si le poker, où chance et aptitudes se confondent, m’offre la possibilité de gagner 450 francs en une décision qui sera profitable sur le long terme, c’est une décision que je prendrai. Même si demain ou après-demain, je le serai peut-être, aujourd’hui je ne suis pas à ça près.

Quelques tours de tables se passent sans que je ne touche de jeu. À mon amusement, Rafa a cracké les as du plus jeune des deux joueurs ultra-rationalistes à ma droite.

Les deux joueurs, en heads-up, sont partis à tapis sur le flop suivant, avec les cartes suivantes :

K♣ 7 vs. AA♠

Flop : 6♠ 108♣

Le 9 à la rivière ébranla le jeune joueur en amenant sa quinte au highroller ; ce dernier ramassa le pot, sans s’excuser de bouleverser les espérances de son adversaire et sa certitude de gagner parce qu’il avait les as en main. C’est le risque — il y a toujours un risque.

Quelques mains plus tard, je me réveille enfin avec une main forte au bouton :

A♣ Q.

Je relance à 8 francs, et comme il m’y a habitué désormais je fais face à un 3-bet du highroller, à 41 francs.  Je 4-bet à 112 francs ; il paie. Pot à 227 francs, flop :

K♣ 7♣ 5♣.

Il check, je mise 90 francs, prêt à partir à tapis contre toutes ses mains.

Il relance all-in et je paie sans soucis, en sachant qu’il pourrait avoir n’importe quel tirage que je bats — la dame de trèfle, des tirages suite — ou bien une simple paire de 5 ou de 7. S’il a un roi et que ma main ne s’améliore pas, c’est la vie. Trèfle à la turn ; je gagne le pot de 730 francs en montrant mon as de trèfle. Il s’incline et ne montre pas ses cartes.

Mon tapis a grossi, le sien a régressé, mais toujours il joue 350 francs environ. Le goût des miettes me plaît ; j’ai toujours faim, et j’allais pouvoir me servir de nouveau dès la main suivante.

Le highroller, maintenant au bouton, opte pour un Mississipi à 20 francs, soit le maximum. Une option au bouton qui lui permet de clore l’action préflop. Tout le monde se couche, personne n’osant payer 20 francs avec ses cartes. Au cutoff, j’ouvre

AK♣.

Je domine à peu près toutes les mains de mon adversaire qui doit encore parler après moi. Si je relance, il me 3-bettera, j’irai à tapis. Si je call, il relancera, et j’irai à tapis. Si j’envoie tapis directement, peut-être qu’il couchera, mais souvent je serai payé par une main pire que la mienne, m’offrant 65% de chances en moyenne de gagner 350 francs. Un bénéfice brute. J’envoie la boîte.

— Je paie dark, si tu as les as, bien joué.

Je me demande pourquoi je fus surpris par sa réaction. A-K contre J-3, donc, avec un valet à la turn, qui envoie le pot de 700 francs dans sa direction.

Indignés par le call dark, par le bad beat, et par ma « poisse », les joueurs à ma droite commentaient ridiculement le coup qui venait de se jouer, tandis que je n’en pensais rien. J’avais joué de nouveau, et perdu une seconde fois sur les trois gros coups joués ce soir. J’étais redescendu à une cave de 305 francs — rien de grave.

Il est 20h30, et les dîners commencent à se servir aux joueurs qui ont commandé. Les deux joueurs à ma droite partagent une pizza copieuse. Le highroller à ma gauche se fait plaisir avec un énorme hamburger accompagné d’une salade et d’un verre de vin rouge. Il lâche au serveur l’équivalent de 30 francs de pourboire en jetons. Quant à moi, mes yeux sont rivés sur le tapis de jeu — j’ai seulement faim de cartes et de jetons.

J’ai faim, horriblement faim. La table de 5/10 se prépare à ouvrir juste à côté, ce qui signifiera le départ du highroller. Il faut que je joue avant qu’il ne s’en aille. Les trois joueurs autour de moi se gavent, mangent sans retenue entre les rounds de mises, tandis que je m’affame. Q 8♠ au hijack ? J’ai faim, mais je refuse de croquer dans une pomme empoisonnée. Ce n’est pas une main pour faire face au highroller, alors je serre les dents et passe.

À côté le croupier s’installe, et les joueurs en liste d’attente tirent chacun leur place. En un coup de vent, le highroller s’en va — et son départ siphonne l’âme de la table, condamnée à se calmer à partir de maintenant. Son burger l’a régalé, et il tend au serveur qui ramasse son assiette un nouveau jeton de 25 francs en guise de pourboire. Je le vois sortir deux nouveaux billets de 1000 francs pour les tendre au croupier sur sa nouvelle table. Il va jouer les véritables mets là-bas ; je n’ai d’autre choix, en me retournant vers ma table, que d’essayer de savourer le goût des miettes qui restent ici.

♠   ♣  

Le rythme à la table est de retour à la normale : une majorité de joueurs passifs, dont un short stack, qui ne relancent que leurs meilleures mains préflop ; deux joueurs serrés et agressifs, plus ou moins lisibles et pas si problématiques au vu du pourcentage de mains qu’ils jouent ; et un joueur bien armé en jetons qui joue plus sporadiquement un jeu passif — il avait notamment montré 24à un showdown après avoir payé une relance en milieu de parole.

Maintenant que je n’avais plus à faire face à un 3-bet automatique directement sur ma gauche, je pus moi aussi retrouver mon style de jeu normal, gagnant dans ces parties, loose et agressif : de fortes relances difficiles à payer par-dessus les limpers dès que j’ouvre un semblant de main jouable ;  une défense de 75% de mes mains en grosse blinde, qu’elle se caractérise par un 3-bet préflop ou par une line agressive postflop ; une range polarisée de 3-bets depuis les positions les moins jouables ; une inclinaison à jouer le maximum de mains au bouton.

Le gamble du jeu de hasard qu’est le poker s’est amoindri. La table a perdu de son énergie : maintenant, les risques sont faibles, fréquents, et les gains réguliers. Les très gros pots se font rares dans une telle dynamique : le jeu est timide et même la perte d’un gros pot se compense par les six petits pots suivants facilement gagnés.

Il est 22 heures. Le highroller semble s’amuser à la table de 5/5, où il y a plus de conversation. Il y joue son jeu normal, parmi des joueurs comme lui, là pour jouer. Des joueurs comme moi, si j’avais les moyens de joueur à leur table. De mon côté, j’ai fait grimper mon stack de 300 francs à 500 francs en jetons grâce au peu de résistance à laquelle mon agression fait face depuis une heure. C’était une heure sans encombre, facile, où les flops ne touchaient que très peu mes adversaires.

Encore 999 heures comme celle-ci, pensais-je, et je pourrais rejoindre le highroller à sa table en 5/10, pour jouer avec lui ; je pourrais peut-être même le suivre en 10/25 ou en 25/50 après plusieurs milliers d’heures de jeu comme celle-ci, qui sait.

En attendant,  dans la main à venir, les miettes se feraient bien plus difficiles à ramasser.

Straddle à 4 francs du short stack. Call du joueur UTG. J’ouvre au bouton

K♣ K♠.

Je relance à 15 francs — un peu moins cher que je miserais d’ordinaire étant donné l’option et le call, car j’aimerais me faire payer au moins une fois.

Le joueur en small blind, qui me couvre, décide de me 3-bet à 55 francs : il s’agit du joueur moins méthodique, qui pouvait retourner des jeux étonnants dans certaines situations. Cependant, c’était là son premier 3-bet aujourd’hui. L’action me revient et je connais la range à laquelle je fais face : J-J et toutes les paires supérieures, A-K et A-Q. Je n’ai à avoir peur que de six combos de paire d’as parmi toutes ces mains. Avec le reste, il paiera un 4-bet ou partira à tapis. Je décide donc de 4-bet à 127 francs, prêt à payer un all-in si j’y fais face ; après une hésitation qui m’a l’air authentique, mon adversaire se décide à simplement call. Le pot fait 265 francs, le flop :

9♣ 10 Q♣

Il check. Il reste à mon stack une somme de 370 francs, et je fais face ici à un spot moins confortable que d’habitude. Avec mon roi de trèfle et la dame de trèfle sur le board, mon adversaire ne peut avoir aucun tirage trèfle. Si je mise, A-K risque de coucher tant je suis face-up sur KK ou AA. A-Q paiera peut-être une fois mais il est possible que cette main trouve un fold même au flop. Les seules mains restantes sont  Q-Q et J-J : 6 combos de J-J et 3 de Q-Q. Q-Q relancera à tapis 100% du temps, et j’estime que J-J relancera à tapis 33% du temps. Je peux donc miser en espérant être en value sur A-Q ou J-J, et face à une relance le cas échéant je paierai avec une équité d’environ 40%.

J’exécute ma mise de 120 francs, et fais face à une relance instantanée pour mon tapis. Je suis donc face à Q-Q, main contre laquelle je joue les valets et les rois pour une équité de 25%, ou face à J-J, dans quel cas je joue n’importe quelles cartes qui ne sont ni un roi ni un huit pour une équité de 75%. A-K ou A-Q ne sont plus des mains possibles ici pour mon adversaire. Il m’incombe de rajouter 250 francs pour en gagner 755 — un call obligatoire si je maintiens que J-J est une main qui pourrait relancer à tapis de la même manière que Q-Q ici ; et je le maintiens.

Tapis payé, ma main ne s’améliore pas, et mon adversaire montre Q-Q pour un brelan de dames. Un coup à 500 francs ; mon portefeuille vidé, je n’ai d’autre choix que de me lever, ramasser ma veste et m’en aller en saluant les joueurs détendus qui observaient silencieusement.

Une soirée à 750 francs ; je m’en vais en jetant un dernier coup d’œil au highroller à sa table. En plein coup, il ne me prête aucune attention. Rien de grave — encore mille-et-une heures comme celle-ci, à me gaver des miettes partout où je peux les ramasser, et je pourrais le rejoindre, passer à table pour de vrai, pour jouer avec lui.

♠  ♦  ♣  

Dans le froid de l’automne suisse, j’ai cinq minutes de marche jusqu’à ma voiture que j’ai peiné à garer : aujourd’hui se tenait le marché de Noël dans cette ville étroite qu’est Montreux, radine les jours de fête en places de parking à la manière des grandes métropoles.

Elle n’a pas bougé, ma Citroën XM, youngtimer aux allures de Hot Wheelz que je collectionnais plus jeune. La rouille est toujours là sur les bas de caisse — elle ne le sera plus pour longtemps. Dans la nuit embrumée je regagne l’autoroute. Le compteur de vitesse est toujours hors-service — il risque de le rester longtemps. Ce n’est pas un défaut que remarquent facilement les divers contrôleurs qui ne verront l’intérieur de la voiture seulement lorsqu’elle est à l’arrêt.

Mon heure de route s’ajoute à toutes les autres, qui représentent le coût le plus important de mon occupation : l’essence. Les parties de 1/2 se font effectivement rare en Suisse, où le salaire minimum avoisine les 4000 francs par mois. Moi, c’est jusqu’en France que je rentre.

Je n’ai toujours pas mangé, mais je me réjouis des restes de linguines à la sauce provençale qu’il me reste du déjeuner. À mon arrivée à 23h30, bien plus tôt que d’ordinaire, il ne me restera alors qu’à jouer à Gran Turismo ; et à apprécier le goût des miettes.

Dans Le Seum D'Un Semi-Pro